mardi 2 avril 2024

Fenêtres sur cœurs



 Retour aux urgences

 

 

Je regarde par la fenêtre et je vois. Je vois… Je regarde par la fenêtre de la chambre, et je vois les voitures grises et sans âme alignées les unes à côté des autres sur le parking de l’hôpital. Je vois des oiseaux tristes et affamés se battre pour un bout de sandwich rassis ou tenter de trouver le sommeil sur les branches décharnées des vieux platanes qui bordent l’allée trop droite qui conduit au hall d’entrée. Je vois des infirmières et des médecins qui courent dans les couloirs, mais qui courent après quoi, si ce n’est après le temps qui passe et qui ne reviendra plus ? Vers seize heures, je vois le pharmacien, le fleuriste et le buraliste avaler leur café et leur parfait aux fraises assis, seuls, dans le petit salon de la boulangerie.

 

Le lendemain, une fois dehors, au cœur de la cité, je vois les bourgeois s’affairer pour faire prospérer leurs commerces et les mendiants mourir à petit feu sous la pluie et la neige du début de l’hiver. Un homme grassouillet et rougeaud, déjà bien imbibé alors qu’il n’est même pas encore midi, m’aborde en me demandant si je parle flamand. Je tente vaille que vaille de lui indiquer le chemin du jardin botanique où, me dit-il, un banc sec l’attend au pied d’un cèdre du Liban. Pour me remercier, il me tend sa flasque de whisky que je repousse rageusement sans qu’il puisse comprendre pourquoi. Je cours à présent dans les rues de la ville, et je vois les badauds qui rient en me dévisageant et en me montrant du doigt. Essoufflé, je m’arrête sur une place presque déserte des faubourgs. Le silence n’est brisé que par le grésillement de quelques néons et mes vomissements. Une prostituée s’approche et me demande si tout va bien.

 

Elle m’invite à la suivre dans le bar miteux où elle travaille pour reprendre mes esprits et éviter que je ne me donne trop en spectacle. Elle m’installe à une table près du comptoir et me sert un verre d’eau accompagné d’un comprimé mentholé. Un petit monsieur sec et nerveux et tout suintant entre en s’essuyant le front avec un mouchoir en flanelle blanc. Il veut savoir si Stella est là. Elle n’est pas là. Ce n’est pas grave, tu la remplaceras. Elle le prend par la main et monte avec lui à l’étage. Une porte puis un sommier grincent. Je vais aux toilettes et vomis à nouveau. Je ne saurai jamais son nom.

 

La nuit est tombée à présent. Au fond d’une des poches de ma veste, une clé. C’est celle du gourbi que je loue depuis quatre ou cinq ans. Pas très grand, certes, mais il ne m’en faut pas plus. J’ouvre le frigo : du filet américain périmé, du fromage qui a bien eu le temps de moisir, du pain sec et trois tomates desséchées… Cela tombe bien, je n’ai pas faim. Pas de télévision ni de journal. Je m’allonge sur le lit et regarde le plafond. Je me demande pourquoi Cioran était si triste et désespéré. J’éteins la lumière. Les cafards sortent de leur trou, courent sur le plancher et grimpent aux murs.

 

C’est le petit matin. Le soleil réchauffe quelque peu l’atmosphère et trois mésanges charbonnières gazouillent en s’amusant dans un buisson de houx. Au loin, les usines crachent déjà leurs fumées noires sur la ville. Elles finiront bien un jour par gagner et tout recouvrir. Le couple d’en face se dispute. Le concierge hurle quelques insanités en tambourinant contre la cloison de sa loge en leur rappelant qu’ils doivent encore deux mois de loyer. Ils se taisent puis se mettent à chuchoter des je t’aime. Le chant jaune et bleu des mésanges reprend et le concierge commence à balayer l’arrière-cour en sifflotant, fier comme un paon d’avoir pu montrer toute son autorité aux clodos du quartier et qu’il ne fallait pas jouer au plus malin avec lui.

 

C’est à ce moment que je me suis à nouveau crevé les yeux.



***



Une journée ordinaire



 

Je regarde par la fenêtre et j’observe les oiseaux s’ébattant au fond du jardin. Comme tous les matins, j’attends que mon préféré, un geai des chênes que j’ai surnommé Lucien, vienne prendre son bain dans la fontaine installée là il y a plus de cinquante ans par ma grand-mère avant de partir travailler. Je me souviens avec nostalgie de la première fois que je l’ai vu. C’était le jour des funérailles de l’oncle Paul, un mercredi d’octobre. Il faisait plutôt beau pour la saison, et…

 

Le téléphone sonne. C’est l’hôpital qui me prévient que mon premier rendez-vous est annulé. Madame Martinez est malade. Une petite grippe. Pas de scanner pour elle, donc. Je demande à ma secrétaire de lui fixer une autre date le plus rapidement possible. La tumeur a rétréci, certes, mais elle n’est pas encore totalement vaincue. Que vais-je bien pouvoir faire de ces deux heures de fourche ? J’opte pour le tour du parc. Un grand bruit sourd retentit. Ce sont les gamins des voisins qui viennent d’envoyer leur ballon sur l’un des carreaux du salon. Heureusement que c’est du double vitrage !

 

C’est le soir. Je suis rentré depuis vingt minutes. Comme toujours, une envie irrépressible de faire le ménage s’empare de moi. Ma femme est partie il y a six mois de cela. Avec son prof de yoga. Il paraît qu’il sont à Katmandou et y ont trouvé l’éveil spirituel. Je ne l’ai dit à personne. Plus une maison est grande et plus elle paraît vide quand il n’y a aucune autre créature que soi à l’intérieur. Peut-être vais-je prendre un chien. Un beau petit carlin, comme dans Men in Black. J’espère qu’il saura lui aussi parler.

 

C’est la nuit noire à présent. Je suis déjà couché depuis une bonne heure, mais je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je pense à tous les gens qui ont vécu ici avant moi. Cette bâtisse avait on ne sait trop pourquoi tapé dans l’œil de notre plus illustre ancêtre, un militaire qui avait fait la guerre. Pas celle de quarante ni celle de quatorze, mais celle de mille huit cent septante. Il s’était engagé dans la Légion étrangère quinze ans plus tôt et avait pris une balle dans l’épaule à Belfort. Pour cela, il fut récompensé d’une belle médaille qui est encore aujourd’hui exposée dans le petit musée de l’hôtel de ville et d’une confortable rente d’ancien combattant. Je ne sais plus s’il était colonel ou lieutenant. C’est cette dernière qui lui a permis de faire entrer la maison dans la famille.

 

Je pense maintenant à mon père. C’est lui qui m’a poussé vers la médecine et la neurochirurgie. Il était notaire. Un métier aussi inutile qu’ennuyeux, comme il aimait souvent à le répéter. Quelque temps après le décès de maman, qui fut percutée sur un passage piéton par un automobiliste ivre alors que nous étions en vacances dans le Val d’Aoste, il s’était mis en tête de transformer le grand grenier en trois studios pour étudiants. Les travaux furent laborieux, mais après six bons mois d’efforts tout fut réalisé dans les normes et les règles de l’art. On peut dire qu’ils ont défilé, les étudiants. La plupart ne restaient pas plus d’un an. Le temps de se rendre compte qu’ils n’avaient pas envie d’étudier dix ou quinze heures par jour. Ou qu’ils n’avaient simplement pas le niveau. Ou encore parce que leurs parents n’avaient plus les moyens de leur payer un logement et qu’ils se tournaient donc vers un kot ou une colocation. Le seul qui soit vraiment resté longtemps, si l’on peut dire, c’est Ahmed, qui est devenu infirmier. Quatre ans. J’arrive enfin à m’endormir…


Le réveil retentit. Six heures du matin. Le soleil va bientôt darder la propriété de ses doux et chauds rayons. Les bestioles aux mœurs nocturnes ont presque toutes regagné leur terrier ou leur abri. Lucien a trouvé un ver de terre. Il le déguste sur une des branches d’un vieux pommier. Je crois qu’il me regarde.



(Textes publiés dans le recueil collectif "Ne pas rester sur le carreau", éditions Novelas, © 2014)

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