(texte écrit en 2003) Edward Hopper: "Room in Brooklyn" (1932)
ANNA
Anna était assise depuis le début de l'après-midi et contemplait par la fenêtre cet immeuble qui depuis plus de vingt ans lui gâchait l'horizon. Quand ils avaient emménagé dans ce luxueux appartement, il y a trente ans, on pouvait encore apercevoir et la mer, et le vieux port...
C'était aujourd'hui son anniversaire et, vers midi, un livreur lui avait apporté un bouquet de fleurs envoyé par ses deux fils qu'elle n'avait plus vus depuis trois ans et l'enterrement de Georges, son mari. Tout le monde pensait qu'il était à la tête d'une fortune plus qu'appréciable, mais, après inventaire, on se rendit compte que les investissements qu'il avait opérés étaient purement et simplement désastreux. Par exemple, les actions des deux grandes compagnies nationales de télécommunications avaient dévalué de près de quatre-vingts pour cent en moins de dix ans...
Anna, qui n'avait jamais pensé connaître de problèmes matériels, se demandait en regardant cette résidence ce qu'elle allait bien pouvoir devenir lorsque les restes de l'héritage seraient définitivement consommés. Les larmes aux yeux, elle observait les vies s'étalant nonchalamment devant elle...
La fin de l'été approchait et les arbres commençaient à se parer des couleurs chatoyantes de l'automne. L'hiver, certes, était encore loin, mais en l'esprit d'Anna, tout n'était que dépérissement et désolation...
Elle revoyait par intermittence les images de son enfance, lorsqu'elle accompagnait sa mère au travail. C'est grâce à elle qu'elle avait réussi ses études de droit sans devoir se soucier de ce que ce qui se trouverait en son assiette, le soir, en rentrant. En deux mots, elle se sentait coupable vis-à-vis de celle qui lui avait sacrifié ses meilleures années...
Depuis quelques mois, elle ressentait un vide intérieur qui chaque jour semblait un peu plus s'emparer d'elle. À quoi donc avait bien pu servir son passage sur cette Terre, que laisserait-elle derrière elle ? Ses enfants ? Ils ne représentaient plus pour elle qu'hypocrisie, comme le reste des autres hommes...
Le dimanche, à la grand-messe, elle écoutait, le regard distrait, le curé psalmodiant comme un automate qu'il fallait pardonner... Mais pardonner à qui ? Mais pardonner pourquoi ? Elle ne saurait plus maintenant oublier les avanies subies depuis la cour de maternelle jusqu'à ce rire sarcastique de la concierge qu'elle s'imaginait entendre à chaque fois qu'elle ouvrait ou fermait la porte.
Oui, elle était décidée : ce soir, elle s'endormirait pour la dernière fois !
Et c'est ainsi qu'à côté des trois boîtes de somnifère vides, elle ne laissa que les austères mots du poète :
Mais peut-on vivre vraiment
Déjà mort inconsciemment ?
Remerciements tout particuliers à Michel Lambert, pour son soutien précieux et ses conseils judicieux prodigués durant près de trois années...