Cher Modèle,
Je prends en ce jour la plume pour vous adresser
ces quelques mots. Ce n'est par ailleurs que la
neuf-cent-quatre-vingt-troisième fois au cours des quatre dernières années que
je me permets cette audace. Je comprends par ailleurs parfaitement que votre
emploi du temps surchargé ne vous ait pas encore permis de répondre à aucun de
ces courriers.
Je joins à cet envoi dix-sept photographies
couleur vous permettant de jauger l'état d'avancement des quelques opérations
de chirurgie esthétique que je me suis offertes afin de pouvoir enfin approcher
votre perfection plastique. Vous apprécierez particulièrement le cliché de mon
troisième orteil du pied gauche, qui est aux yeux de mon entourage aimant la
plus réussie de ces dernières. Mon médecin (un sympathique Philippin de
trente-deux ans reconnu internationalement depuis deux décennies, comme indiqué
sur son site officiel) m'affirme qu'il ne me resterait plus que cent quinze
interventions à subir afin que notre objectif commun soit pleinement atteint, à
savoir devenir vous. Oui, nous parlons bien d'objectif commun, car, m'a-t-il
affirmé avec un fort accent ardéchois que je ne lui connaissais pas, je serai
ainsi son chef-d'œuvre !
Je ne néglige bien entendu pas l'aspect
intellectuel de cette profonde transformation. J'ai parcouru avec la plus
grande des attentions l'ensemble des interviews que vous avez accordées à la
presse internationale depuis le début de votre carrière il y a soixante-deux
ans. Je me suis particulièrement intéressé à celle que vous avez donnée au
Petit Journal de la Basse-Normandie, dans laquelle vous nous parliez de vos
trois livres de chevet. Je viens de terminer le premier, "Harry Cobeur
au pays des courgettes", et je puis vous assurer qu'il a profondément
bouleversé ma vision du monde dans lequel nous évoluons, tout comme il a
bouleversé la vôtre au sortir de l'adolescence. Je vais donc avec enthousiasme
m'attaquer au suivant, la biographie de Marc Aurèle Pageot, le célèbre
boulanger de Malaunay entre 1827 et 1853. Un personnage illustre qui n'est plus
à présenter, et dont les fameuses "Pensées autour d'un saint-honoré"
étonnent encore aujourd'hui par leur modernité et la finesse de l'analyse des
caractères humains qu'il nous présente dans cet ouvrage. Intemporel, vraiment…
Je terminerai cette lettre en vous faisant part de
deux petits incidents s'étant produits hier soir dans la somptueuse villa de
Tampa Bay que vous venez d'acquérir il y a tout juste trois semaines. Je tenais
à m'assurer par moi-même que votre sécurité soit optimale dans ce nouveau lieu
de villégiature. Je vous suggère donc à cet effet de choisir un autre code
secret pour votre système d'alarme. 123456 n'est effectivement pas vraiment ce
qui se fait de mieux en la matière. Je suis également au regret de vous
annoncer que vous allez devoir vous mettre à la recherche d'un nouveau
concierge, car celui que j'ai malheureusement croisé alors que j'explorais les
caves afin de vérifier que leur taux d'humidité ne puisse pas vous être
nuisible d'aucune façon s'est malencontreusement brisé la nuque. Un petit
accident est aussi survenu avec vos deux chihuahuas de garde : alors que
j'inspectais votre réfrigérateur, celui-ci s'est en effet renversé sur eux, et
je doute fort qu'ils aient survécu.
À très
bientôt,
Votre plus
fervent et attentionné admirateur
P.S. : Attention, il y
a un bocal de cornichons périmé dans votre armoire du haut…
(Publié dans le n° 38 de La Bafouille incontinente)