Cher
Monsieur Zéro,
Je me permets de
m’adresser à vous tout simplement parce que j’ai parcouru avec beaucoup
d’attention nombre d’articles qui vous étaient consacrés dans la presse
spécialisée suite au succès surprenant et totalement inattendu de l’invention
qui porte aujourd’hui votre nom. Ce n’est un secret pour personne, vous êtes
désormais un homme célèbre et riche, très riche même si l’on en juge par votre
présence dans le top cent des scientifiques les mieux rémunérés de la planète,
une liste publiée par le magazine Recherche et Développement. Et comme vous
êtes parti de rien ou presque, votre mérite n’en est que plus grand ! Vous
vous êtes en effet bâti au fil des ans une fortune considérable, qui ne repose
que sur le seul brevet d’exploitation de votre “zéro”, déposé il y a une
cinquantaine d’années. Alors que vous étiez le seul à croire en l’utilité de ce
dernier, tous les prêts que vous avez quémandés à l’époque auprès de nombreux
organismes financiers pour couvrir les frais administratifs auprès du bureau
des brevets vous furent refusés sous le prétexte qu’il ne vous serait pas
possible de les rembourser avec les revenus engendrés par l’exploitation d’une
invention aussi ridicule et inutile. En fin de compte, c’est votre plus grand
concurrent, Monsieur Un, qui, flairant le bon coup et toujours désireux
d’encourager les jeunes talents, prit tous les frais à sa charge, moyennant un
simple retour de dix pour cent sur les bénéfices.
Bon, vous l’aurez
compris, l’objectif principal de cette lettre n’est pas de vous lancer des
fleurs ni de vous détailler une biographie que vous devez connaître mieux que
quiconque sur cette planète… Venons-en aux faits : mon fils, Gilbert,
vingt-et-un ans, vient d’entamer sa troisième année d’études d’ingénieur. C’est
un élève brillant, qui a su charmer tout son entourage et ses professeurs par
sa vivacité d’esprit et sa ténacité. Il prépare déjà sa thèse, dans laquelle il
soutiendra qu’il est possible de faire tourner une roue moins lourde que la
pierre. Nous venons de recevoir la facture de la Faculté des Sciences
appliquées pour l’année écoulée : cette dernière est de deux mille sept
cent quatre-vingt-trois coquillages bleu argenté. En quoi cela vous
concerne-t-il, me demanderez-vous ? Tout simplement parce que près de
septante-cinq pour cent de cette dernière est due à votre brevet, justement. En
effet, à chaque fois que mon Gilbert bien-aimé, comme tous les autres étudiants
du reste, utilise un “zéro” dans ses travaux, que ce soit lors d’un examen ou
simplement dans ses notes de cours, un coquillage rouge corail lui est
automatiquement facturé par les inspecteurs de la Commission des Brevets, qui,
vous n’êtes pas sans l’ignorer, suivent chacun de nos pas, emmaillotés dans
leur grosse pelisse de cuir beige, pour tenir l’exacte comptabilité de nos
utilisations d’objets ou de concepts protégés par un ou plusieurs brevets…
En vous remerciant
déjà pour votre réaction, je vous prie, cher Monsieur Zéro, de recevoir mes
plus vives et sincères salutations.
Bien
à vous,
Le
père de Gilbert
(publié dans le numéro 35 de "La Bafouille incontinente")
(publié dans le numéro 35 de "La Bafouille incontinente")