lundi 22 septembre 2014

Lettre à l'inventeur du zéro



 Cher Monsieur Zéro,

Je me permets de m’adresser à vous tout simplement parce que j’ai parcouru avec beaucoup d’attention nombre d’articles qui vous étaient consacrés dans la presse spécialisée suite au succès surprenant et totalement inattendu de l’invention qui porte aujourd’hui votre nom. Ce n’est un secret pour personne, vous êtes désormais un homme célèbre et riche, très riche même si l’on en juge par votre présence dans le top cent des scientifiques les mieux rémunérés de la planète, une liste publiée par le magazine Recherche et Développement. Et comme vous êtes parti de rien ou presque, votre mérite n’en est que plus grand ! Vous vous êtes en effet bâti au fil des ans une fortune considérable, qui ne repose que sur le seul brevet d’exploitation de votre “zéro”, déposé il y a une cinquantaine d’années. Alors que vous étiez le seul à croire en l’utilité de ce dernier, tous les prêts que vous avez quémandés à l’époque auprès de nombreux organismes financiers pour couvrir les frais administratifs auprès du bureau des brevets vous furent refusés sous le prétexte qu’il ne vous serait pas possible de les rembourser avec les revenus engendrés par l’exploitation d’une invention aussi ridicule et inutile. En fin de compte, c’est votre plus grand concurrent, Monsieur Un, qui, flairant le bon coup et toujours désireux d’encourager les jeunes talents, prit tous les frais à sa charge, moyennant un simple retour de dix pour cent sur les bénéfices.

Bon, vous l’aurez compris, l’objectif principal de cette lettre n’est pas de vous lancer des fleurs ni de vous détailler une biographie que vous devez connaître mieux que quiconque sur cette planète… Venons-en aux faits : mon fils, Gilbert, vingt-et-un ans, vient d’entamer sa troisième année d’études d’ingénieur. C’est un élève brillant, qui a su charmer tout son entourage et ses professeurs par sa vivacité d’esprit et sa ténacité. Il prépare déjà sa thèse, dans laquelle il soutiendra qu’il est possible de faire tourner une roue moins lourde que la pierre. Nous venons de recevoir la facture de la Faculté des Sciences appliquées pour l’année écoulée : cette dernière est de deux mille sept cent quatre-vingt-trois coquillages bleu argenté. En quoi cela vous concerne-t-il, me demanderez-vous ? Tout simplement parce que près de septante-cinq pour cent de cette dernière est due à votre brevet, justement. En effet, à chaque fois que mon Gilbert bien-aimé, comme tous les autres étudiants du reste, utilise un “zéro” dans ses travaux, que ce soit lors d’un examen ou simplement dans ses notes de cours, un coquillage rouge corail lui est automatiquement facturé par les inspecteurs de la Commission des Brevets, qui, vous n’êtes pas sans l’ignorer, suivent chacun de nos pas, emmaillotés dans leur grosse pelisse de cuir beige, pour tenir l’exacte comptabilité de nos utilisations d’objets ou de concepts protégés par un ou plusieurs brevets…

 J’espère donc, cher Monsieur Zéro, que cette lettre vous fera prendre conscience de la dure réalité de la vie estudiantine, et que, votre fortune étant faite, comme nous l'avons déjà dit, vous nous ferez l’insigne plaisir d’accepter de faire passer votre invention dans le domaine public avec quelques années d’avance.

En vous remerciant déjà pour votre réaction, je vous prie, cher Monsieur Zéro, de recevoir mes plus vives et sincères salutations.

                                                                                         Bien à vous,
                                                                                         Le père de Gilbert


(publié dans le numéro 35 de "La Bafouille incontinente")

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