dimanche 30 mars 2014

Mon psy, la télé et moi



À Laurent Demoulin

(Le texte entre guillemets est le début du roman La télévision, de Jean-Philippe Toussaint, publié aux éditions de Minuit en 2002)


"J'ai arrêté de regarder la télévision. J'ai arrêté d'un coup, définitivement, plus une émission, pas même le sport. J'ai arrêté il y a un peu plus de six mois, fin juillet, juste après la fin du Tour de France. J'ai regardé comme tout le monde la retransmission de la dernière étape du Tour de France dans mon appartement de Berlin, tranquillement, l'étape des Champs Élysées, qui s'est terminée par un sprint massif remporté par l'Ouzbèke Abdoujaparov, puis je me suis levé et j'ai éteint le téléviseur. Je revois très bien le geste que j'ai accompli alors, un geste très simple, très souple, mille fois répété, mon bras qui s'allonge et qui appuie sur le bouton, l'image qui implose et disparaît de l'écran. C'était fini, je n'ai plus jamais regardé la télévision.

Le téléviseur est toujours dans le salon, il est abandonné et éteint, je n'y ai plus touché depuis lors." Il prend la poussière, tout comme avait pris la poussière le paquet de tabac de mon grand-père durant quinze ans, un paquet de tabac qu'il avait posé sur la cheminée juste après avoir pris la décision d'arrêter de fumer. Ma grand-mère nous racontait souvent cet épisode, en pensant à celui qui nous avait quittés bien trop tôt. J'avais six ans, ma sœur Éléonore quatre, tandis que Géry, mon frère, venait à peine de fêter son huitième mois. Nous vivions avec notre mère dans une banlieue assez chic de Buenos Aires.

- Maman, maman !
- Oui mon ange ?
- Qu'est-ce qu'il a papy ? Ça fait trois jours qu'il est couché... Et il ne se lève même pas pour dire bonjour à tous ces gens qui viennent le saluer.
- Oh, mon chéri...
- Mais pourquoi tu pleures ? C'est vrai, quoi, d'habitude il leur offre un café et leur parle pendant des heures, et là... Il est malade ?
- Je... je... Et si tu regardais les dessins animés à la télé, mon Charly ?

Notre père était représentant de commerce et n'était que rarement à la maison, voilà pourquoi je disais tout à l'heure que nous vivions avec notre mère. Il vendait des aspirateurs et des encyclopédies dans toute l'Argentine. Sans trop de succès, il faut bien l'avouer...

- Charly !
- Oui papa ?
- Viens un peu ici. Regarde : les coureurs vont bientôt passer dans le village où je suis né !
- Comme elles sont jolies ces montagnes ! Tu es né dans les Andes ?
- Ha ha ! Non, mon fils, je suis né dans les Alpes, en France, de l'autre côté de l'océan !
- Waow. De l'autre côté de l'océan... Vraiment loin d'ici, alors !

Je n'aime pas trop penser à ces années, sans doute mes plus belles. Au début, j'étais assez fier de moi. Maintenant, j'ai compris qu'il ne fallait pas trop fanfaronner si l'on ne voulait pas passer pour un extra-terrestre. Quand on me demande si je regarde la télévision, j'ai trouvé la parade pour éluder la question sans trop éveiller de soupçons : je réponds invariablement par un "Oh, pas tant que ça..." et un clin d’œil. Et pour me tenir au courant ? Je tends simplement l'oreille discrètement tout près de la machine à café vers dix ou seize heures, ou encore au bistrot du coin. Je me suis retrouvé à Berlin un peu sans le vouloir, au hasard des affectations. Mes parents m'avaient choisi l'allemand comme troisième langue au collège quand j'avais treize ans. Me voici ainsi aujourd'hui secrétaire de l'ambassadeur... Un boulot bien payé, tranquille, trop tranquille... Depuis que je ne regarde plus la télévision, je me suis remis à l'aviron. J'ai perdu douze kilos en trois mois, en ramant seulement une heure tous les soirs... Ils m'ont même demandé d'intégrer le quatre sans barreur pour le championnat national senior !

Berlin est une grande ville, très étendue, mais assez verte, avec de nombreux parcs, ce qui y rend la vie très agréable. Hier soir, à la tombée de la nuit, je me suis assis au pied d'un hêtre dans le parc de Treptov. Un petit écureuil gris, semblable à ceux que l'on peut rencontrer à Londres ou à New York, s'est approché de moi. Je lui ai donné quelques cacahuètes grillées qu'il est venu chercher dans ma main avant que de se sauver pour les cacher dieu sait où... J'habite non loin de là, dans un bel appartement de la Heidelberger Straße, que ma femme a décoré avec goût. Je me rends donc tous les jours, ou presque, à l'ambassade d'Argentine, qui se trouve à une dizaine de kilomètres de chez moi, sur la Kleiststraße. Je prends mon vélo vers huit heures et demie, pour arriver approximativement vers neuf heures et quart. Je prends ma douche (et oui, il y a des douches pour les employés à l'ambassade), puis je me rends dans mon bureau, au quatrième étage, pour commencer le travail. Ce que j'ai à faire me prenant environ une heure ou deux, tout au plus, je passe l'après-midi à jouer au solitaire et à la dame de pique sur mon ordinateur.

Je suis à la maison vers dix-neuf heures. Un souper délicieux m'y attend sur la table du salon, qui est disposée invariablement de la même façon depuis dix-sept ans, avec la serviette en papier à carreaux rouges et blancs pliée en quatre dans le verre à vin et les couverts en argent hérités de ma grand-mère. Ma femme, elle, n'a jamais aimé regarder la télévision. Quand j'étais devant le poste, que ce soit pour suivre les Jeux Olympiques, la Coupe du Monde d'un quelconque sport collectif, une émission de variété ou un bon film, elle s'asseyait à mes côtés et se mettait à lire ou à coudre. Elle n'a rien dit, mais elle est heureuse, je le sens, que j'aie plus de temps à lui consacrer en soirée ou pendant les vacances. Nous sommes sortis plus souvent, je pense, durant les six derniers mois que durant les trois dernières années, que ce soit pour un petit week-end à Bad Driburg ou simplement pour boire un café en soirée dans le quartier.

- Tu sais...
- Oui mon cœur ?
- J'aurais vraiment voulu avoir des enfants...
- Oui, moi aussi. C'est dommage...

Des enfants ? Nous avons essayé, bien sûr, sans jamais y parvenir. Nous avons même tenté une insémination artificielle, une technique qui n'en était alors qu'à ses balbutiements.

- Tu te souviens de notre rencontre à l'Unif ?
- Évidemment ! tu portais un pull angora vert pomme, un jeans délavé, et...
- Mais non, pas du tout. Tu dois confondre avec une autre... Un pull angora ! J'ai toujours détesté ça.
- Hi hi ! Je te fais mousser. Tu portais ton petit chemisier en dentelle, celui que tu aimais tant et qui était échancré dans le dos. Par contre, pour le jeans délavé, ça, c'était vrai !
- J'adorais ce chemisier. Je me demande d'ailleurs où il est passé...
- Et quand nos regards se sont croisés, nous avons été incapables de dire un mot.
- En rougissant comme des gamins, que nous étions, du reste...

Bref, elle est heureuse que j'aie réussi à décrocher. Mais changer ses habitudes ne se fait pas en deux coups de cuillère à pot... Au tout début, avant de reprendre l'aviron, je me suis mis en tête, pour m'occuper, de retapisser notre chambre à coucher. J'ai profité d'un weekend où elle devait rendre visite à une de ses tantes qui venait d'être opérée de la cataracte pour me mettre au travail.

- J'ai une surprise pour toi, mon amour.
- Les fleurs dans le hall d'entrée ? Oui, j'ai vu. Comme tu es attentionné...
- Il n'y a pas que ça. Viens donc avec moi dans la chambre !
- Oh, ben toi alors...

Je pense avoir vécu là le plus grand moment de solitude de toute mon existence. Si vous aviez vu le regard qu'elle m'a lancé en découvrant mon œuvre. Trois secondes plus tard, elle se mit à rire, et couru chercher son appareil photo. À chaque fois que nous avons des invités, elle prend un malin plaisir à leur montrer la preuve de mon incapacité à faire quoi que ce soit de mes dix doigts. Le pire, c'est que j'étais vraiment fier de moi... Bon, j'avais bien vu que les raccords n'étaient pas tout à fait parfaits, que le papier peint débordait un peu sur les plinthes et le plafond, mais je pensais que cela ne se remarquerait pas. J'ai préféré ne pas être présent lorsque les ouvriers sont venus pour tout remettre en état...

Combien d'heures passais-je devant le petit écran ? Je n'en avais pas vraiment conscience, mais la première chose que je faisais en me levant ou en rentrant à l'appartement, c'était allumer la télé. Au bout du compte, cette machine infernale était branchée en moyenne près de six heures par jour pendant la semaine, et presque en permanence pendant les vacances.

- Mais qu'est-ce que tu fabriques, mon chéri ?
- Tu le vois bien, j'appuie sur le bouton de la télévision.
- Euh... Oui, oui, je vois. Elle est en panne ?
- Non. J'ai juste coupé le câble d'alimentation.
- Tu as... Mais pourquoi ? Depuis combien de temps es-tu comme ça ?
- Vingt ou trente minute. C'est la seule chose que j'aie trouvé pour calmer mes angoisses.
- Tu es fou ! Franchement, tu devrais consulter...
- Oui, tu as peut-être raison...

J'ai commencé à aller voir Günther, enfin je veux dire M. von Klautz, il y a trois mois. C'est mon médecin traitant qui m'a orienté vers lui. Je me demande pourquoi je ne l'ai pas fait plus tôt... Je me sens beaucoup mieux depuis que je parle avec lui de mes petits soucis, et je me rends compte à présent à quel point la psyché humaine est passionnante.

[Première consultation]

- Parlez-moi un peu plus de votre grand-père. Avez-vous d'autres souvenirs de lui, à part cet épisode ?
- Je me souviens qu'il jouait du violon. J'aimais beaucoup quand il jouait. Il avait monté un groupe avec quelques amis, du temps où il vivait en Europe. Il paraît même qu'ils eurent un certain succès au niveau régional, c'est du moins ce que ma grand-mère m'a raconté.
- Parlez-moi uniquement de vos propres souvenirs, des images mentales que vous avez conservées.
- Je me souviens qu'il me prenait sur ses genoux. Qu'il imitait les avions qui passent dans le ciel et les bombes qui tombent avec son violon. Il aimait la potée aux carottes et...

[Deuxième consultation]

- Vous entendiez-vous bien avec votre frère et votre sœur ?
- Oui, nous jouions beaucoup dans le jardin. On grimpait aux arbres, et on y construisait des cabanes. Nous rêvions d'être Robinson et d'avoir une île rien qu'à nous !
- Regardiez-vous beaucoup la télévision ensemble ?
- Oui, comme tous les enfants, je pense. Mais j'étais le seul à regarder le sport avec papa...
- Et avec votre père, justement. Vous disiez qu'il était régulièrement absent.
- Oui, maman s'en plaignait souvent. Ils se disputaient régulièrement à ce sujet, quand il était là...

[Troisième consultation]

- Vous me disiez que vous aimiez le football. Vous y jouiez ?
- Oui. J'étais même assez doué. J'ai fait mes classes à River Plate...
- Un grand club ! Intéressant...
- Vous suivez le foot ?
- Oh, comme tout le monde. Pourquoi avez-vous arrêté ?
- Je sortais avec une fille. Et je crois que je préférais être avec elle plutôt que de courir après un ballon... J'avais dix-sept ans et demi.
- Vous sortiez avec une fille. Bien. C'était votre première petite amie ?
- Oui. La seconde fut Maria, mon épouse.
- Pourquoi avez-vous rompu ?
- Parce que... Je ne sais plus trop... Enfin si... Mais...

C'est vrai que j'aimais le sport, et le football en particulier. Mon père m'avait affilié à River Plate dès mes huit ans. Je me débrouillais pas mal, et mes entraîneurs louaient mes qualités physiques et mon endurance. C'est pour ça qu'ils me plaçaient souvent au poste de milieu récupérateur. Ces aptitudes ne sont évidemment pas tombées du ciel : en complément aux entraînements, j'étais aussi inscrit dans un club d'aviron. J'en ai passé des heures dans le delta de Tigre... Quel pied, quand j'y repense !

[Quatrième consultation]

- Parlez-moi un peu plus de vos angoisses. Vous les associez donc au fait d'avoir arrêté de regarder la télévision.
- En effet. La première crise m'a saisi trois jours après.
- À quelle fréquence ces crises surviennent-elles ?
- Une ou deux fois par semaine, dirais-je. Mais je tiens bon. Il le faut.
- Avez-vous peur de mourir ?
- Euh... À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question...

[Dixième consultation]

- Voilà, nous en sommes arrivés à la fin de votre thérapie brève.
- Oh, déjà...
- Oui. Vous avez très bien travaillé au cours des trois derniers mois, et vous n'aurez désormais plus besoin de moi. J'ai fait ce que j'avais à faire pour vous dans la mesure de mes compétences.
- C'est dommage. C'est vrai que je me sens mieux, mais je dois avouer que j'aime bien de venir vous voir. Ne pourrait-on pas...
- Non, cher ami. Le but de ce genre d'analyse n'est pas de fidéliser le patient, bien au contraire.
- Mais...
- Rassurez-vous, il est tout à fait normal que vous ayez envie de continuer à venir me voir. C'est même tout à fait logique, car vous vous sentez mieux, comme vous le disiez à l'instant, et vous associez ce mieux être à ma personne et aux consultations. Dites-vous que je n'ai fait que vous aiguiller, et que c'est vous, et uniquement vous, qui êtes responsables des progrès que vous avez effectués durant les dix dernières séances.

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