lundi 5 août 2013

LE CHAUFFEUR



Madame la Ministre a un nouveau chauffeur. Un Italien. Un de ceux de la troisième génération, un de ceux qui, gênés de leur origine, francisent leur pourtant si beau prénom lorsqu'ils sont amenés à se présenter dans une quelconque assemblée. Enfin, bref, Madame la Ministre a un nouveau chauffeur, un nouveau confident, un nouvel amant, vous l'aurez compris.

Paolo, petit, trapu, la trentaine bien affirmée, avec quelques cheveux blancs lui donnant un charme irrésistible, est la fierté de la famille (on dit même de lui qu'il est devenu un "Monsieur"), et, bien sûr et avant tout, de la Mamma. Il faut l'entendre parler de lui à ses copines de l'usine comme s'il était la huitième merveille du monde, étant capable de discourir pendant des heures sur la manière brillante dont il a obtenu son diplôme de comptable et comment "Madame" a été séduite par les qualités humaines de son fiston.
Paolo, lui, bien sûr, connaît la vérité, qu'il n'osera évidemment jamais avouer à sa mère : son diplôme, il l'a reçu uniquement parce qu'il a couché avec sa prof de droit, qui était également son maître de stage, et il a rencontré "Madame" dans une boîte à partouze très sélect de la grande ville. Il n'est pas dupe, et il sait que lorsqu'elle se sera quelque peu lassée de ses services, elle le remplacera par un grand blond suédois ou un transsexuel brésilien. Tout ça n'a, au fond, que peu d'importance puisque la maman est contente... Il dira simplement qu'il avait brûlé un feu rouge, ou qu'il s'était garé sur un emplacement réservé aux handicapés, et que, par malheur, un journaliste était là, et puis basta ! Elle lui dira que ce n'est pas grave, que cette mégère ne le méritait pas, peut-être ira-t-elle jusqu'à prier saint Christophe pour qu'il lui arrive un accident...

Ce matin, il doit conduire Madame à un congrès agricole, ce qui ne l'enchante guère (Madame, je veux dire). Elle lui a demandé de charger en passant une amie d'enfance, qui est devenue sous-secrétaire du Parti, et qui va selon toute vraisemblance continuer à gravir les échelons.
- Tu es sûre qu'il n'entend rien ?
- Oui, oui. C'est une vitre blindée, tu sais.
- Ah. Il a l'air bien dressé en tout cas.
- Tu l'as dit ! Il fait vraiment tout ce que je lui dis de faire. Il porte mes courses, me donne son parapluie quand il pleut... Il m'a même payé le champagne un soir... Trois bouteilles !
 - Waow ! Et au lit ?
- Oh, là, banal et assez commun. Comme tous les Italiens, tu sais bien. Tu te souviens de Gianni ?
- Celui qui allait mettre un cierge tous les matins à toutes les saintes de la cathédrale pour être certain d'avoir une érection le soir ?
- Oui. Quel abruti ! Enfin, au moins celui-ci ne croit pas en Dieu, même s'il va à l'église tous les dimanches avec sa mère...
- Ne me dis pas qu'il vit toujours avec elle !
- Non, mais c'est tout comme. Elle lui a payé un appartement à trois rues de la maison dans laquelle il a grandi.
- Je vois. Tu vas le garder combien de temps ?
- Je ne sais pas. Encore trois ou quatre mois, je crois. Et merde, on est déjà arrivé. Si tu savais comme je déteste ces bouseux...
- Tracasse, je suis là. Je sais comment leur parler. Un clin d’œil, et hop, dans la poche !
- Oui, mais là, ils demandent trois pour cent !
- De toute manière, on peut les leur donner, ces fichus trois pour cent, à ces doryphores... Pour la forme, on dira deux, et on trouvera un accord à deux et demi !
- Trop forte, la fille... Et je suis sûre que c'est comme ça que ça va se passer ! Tope là, Amiga !
[Elle fait se baisser la vitre blindée]
- Paulo ! (Il détestait quand elle l'appelait comme ça) On en a au moins jusqu'à six heures, donc occupe-toi comme tu peux ! Allez, ciao !

Paolo aimait ces instants de solitude, il aimait ces moments où son esprit pouvait se laisser aller à vagabonder de gauche à droite dans la grande armoire de ses souvenirs. Il s'était même mis à lire ! Lui, vous vous imaginez ? Il n'en avait parlé à personne, surtout pas à sa mère, qui était fière de répéter qu'elle n'avait jamais ouvert un bouquin parce qu'elle avait toujours dû travailler. Son seul témoin et complice est la petite bibliothécaire du quartier, avec laquelle il avait fait ses études primaires, mais qu'il ne reconnaît pas, pas plus qu'elle d'ailleurs. Il a commencé par un San Antonio, quelques Agatha Christie, et le voilà embarqué sans trop savoir ni comment ni pourquoi dans Spinoza. Un nom qui lui plaisait... Et il y prenait goût ! "Deux mains qui se libèrent, c'est un esprit qui s'ouvre", pensait-il (une phrase qu'il avait trouvée sur un petit papier plié en quatre dans un beignet chinois).
Il se demandait s'il l'aimait (Madame, je veux dire). Non, c'était un homme honnête, malgré ses défauts et son manque d'éducation (c'est surtout lui qui pensait avoir des défauts et manquer d'éducation), et il ne pouvait pas supporter les enfants gâtés comme Madame qui étaient nés avec une cuillère d'argent dans la bouche et une autre dans le derrière... Et encore moins ces pseudo-intellectuels, ces universitaires pédants qui, comme Madame, se réunissent entre eux pour se la péter autour de trois bons mots de Plutarque ou de Platon, et à qui sont réservées les places au soleil, alors que pour les gens comme lui, pensait-il... Non, bien sûr. Il avait juste trop bu ce soir-là (ce qui ne lui arrivait que rarement), c'est tout, et il s'était réveillé dans le lit de Madame la Ministre sans trop se souvenir de ce qui s'était passé. Mais bon, il était là, et il s'est dit qu'il avait bien l'intention d'en profiter...
Et pour en profiter, on peut dire qu'il en avait bien profité : une nouvelle télévision à écran plat, une chaîne en or, des jantes pour sa voiture, sans compter les restos étoilés, les soirées au cinéma et à l'opéra, les rencontres avec des gens influents de la région ou d'un peu plus loin, qui lui avaient déjà proposé d'investir ses maigres économies (des cacahuètes pour eux) dans de quelconques affaires qui semblaient pas trop louches en apparence...

Un jour, et comme il s'y attendait, elle lui dit :
- Paulo, il est temps de rentrer chez toi et de m'oublier. J'espère que...
- Pas la peine d'en dire plus, Madame, j'ai compris.
- Ah, bien, très bien. Ben, adieu, alors !
- C'est ça, adieu !

*
*   *

6 mois plus tard

Paolo et Christiane, la petite bibliothécaire, filent le parfait amour, tandis que Madame la Ministre a été destituée (une sombre histoire de détournement de fonds et de délit d'initié), pour être aussitôt nommée à la tête du conseil d'administration d'une banque assez importante.

- Oh, mon Paul, comme je suis heureuse dans tes bras ! Je n'avais jamais vécu ça, et n'espérais même plus le vivre.
- Moi non plus. Si on avait imaginé, à l'école, qu'un jour...
- C'est vrai. Tu te souviens de Mademoiselle Sophie ?
- Bien sûr. Tous les gamins de la classe étaient amoureux d'elle. Faut dire qu'elle était belle, la Sophie ! Avec ses grands yeux noirs un peu tristes parfois, son petit nez mutin, ses joues toujours un peu roses, et son sourire coquin...
- Et bien, il paraît qu'elle s'est mariée avec Monsieur Robert.
- Le prof de gym ?
- Oui. Funny, non ?
- Elle méritait mieux que lui, tout de même...
- Oh, mon chéri. Tu es jaloux !
- Euh, sorry... C'est pas à moi d'en juger, de toute façon, tu as raison. Et s'ils sont heureux tous les deux, tant mieux pour eux...
- Te voilà assagi, mon petit chéri. Dis-moi, où en es-tu dans Nietzsche ?
- Je termine "Humain, trop humain". "Le voyageur et son ombre", j'adore... J'ai l'impression qu'il parle de nous, je veux dire des Européens d'aujourd'hui. Un prophète !
- Encore plus que dans Zarathoustra ? Parce que tu parlais déjà comme ça quand tu le lisais.
- Disons plus direct, moins parabolique, dirais-je...
- Hi, hi. Comme les antennes ?
- Ne te moque pas de moi, veux-tu ?
- Oh, mon chéri... À mon tour de m'excuser.
Dis-moi, pour demain, on fait comment ?
- Comme tous les jeudis : je te conduis à la bibliothèque vers 9 h 15, puis je file au marché acheter tout ce qu'il faut pour remplir le frigo et les armoires, et je viens te chercher à 17 h 30 pour aller dîner avec maman. Tu sais, elle m'a encore demandé...
- Quand on se marie ?
- Oui.
- Et si on lui disait en juin ?
- Tu es sérieuse, là ?
- Plus que jamais...

- Ah, mes enfants, si vous saviez comme cette nouvelle me transporte de joie ! Quel bonheur pour une mère que de savoir son fils heureux et... (elle s'interrompt quelques secondes, pensant "surtout", mais ne le disant point, et reprend son souffle) marié. Avec une si charmante personne, qui plus est...
- Oh, maman, vous me faites rougir.
- Mais il ne faut pas, mon enfant, il ne faut pas. Je vous ai aimée depuis le premier jour... (elle écrase une larme, qu'elle essuie du coin de son œil droit d'un geste maladroit) Ah, si seulement ton père pouvait voir ça... Tu te souviens comme il te prenait sur ses genoux, en te faisant sauter ? Et comme tu riais quand...
- Maman, j'avais trois ans quand il est mort...
- C'est vrai... Je... je... (elle éclate en sanglots)

- Elle était vraiment heureuse pour nous, non ?
- Oui, sans doute. Mais tu n'aurais pas dû lui parler de la maison à la campagne...
- Pourquoi ? L'idée de s'installer avec nous avait l'air de l'enchanter...
- Ça fait tout de même plus de quarante ans qu'elle vit là. Et puis c'est là qu'elle s'est installée avec papa, et...
- Je ne vois pas où est le problème. Je suis même sûre que ça lui fera du bien ! Mais, à propos... Je sais que la question est délicate, mais... Est-ce qu'elle, enfin, n'a jamais...
- Pensé à refaire sa vie ? Non, je crois qu'elle est restée seule durant toutes ces années.
- Ça a dû être dur pour elle, non ?
- J'imagine. Parlons d'autre chose, veux-tu ?
- Oui, pardon mon chéri. Je t'ai apporté le livre que tu m'avais demandé. Tu sais, celui que l'on a été obligé de demander à la bibliothèque provinciale ?
- "Le monde comme volonté et comme représentation" ? Oh, merveilleux !
- Tu as vraiment l'intention de lire ça ? Ça m'a l'air tellement...
- Tu crois que je ne pourrais pas comprendre, c'est ça ?
- Mais non, mon chéri. C'est juste que ça a l'air un peu... ennuyeux, non ?
- Mais que du contraire, c'est vraiment passionnant. D'ailleurs, Nietzsche en parle souvent.
- C'est vrai que tu es assez... encyclopédique, dirais-je. Tu sais que je t'aime ?
- Bien sûr, ma chérie. Bonne nuit !
- Bonne nuit...

*
*   *


Tràpassi, Sicile, Italie, 1954

- Mais enfin, maman...
- Il n'y a pas de maman, ici. Tu n'es plus ma fille, et personne de la famille ne t'adressera plus la parole, quoi que tu fasses. Va-t'en avec ton Pietro, et ne remets jamais les pieds dans le pays, ou je te promets que nous vous réglerons votre compte.
- Il s'appelle Francesco, et...
- Je me fous du nom de celui qui t'a engrossée, petite traînée ! Je te répète que tu n'es plus ma fille.
- Mais, mais... Où allons-nous aller, qu'allons-nous devenir ?
- Ce n'est pas mon problème. Vous pouvez partir aux États-Unis, comme tant d'autres. Ou en Belgique, pourquoi pas. Il paraît qu'ils ont besoin d'abrutis qui acceptent de descendre dans les mines par là. Peu importe, de toute manière. Allez, maintenant disparais !
- Laisse-moi au moins faire une valise...
- Hors de ma vue !
[Elle se saisit d'une assiette qu'elle lui jette à la figure, la manque et va s'écraser contre le mur de la cuisine. Maria s'enfuit en pleurant.]

Anvers, Belgique, quelques mois plus tard

- Maria, Maria... Comment allons-nous nous en sortir ? Nous n'avons même pas de berceau pour accueillir notre enfant... Et comment allons-nous le nourrir ?
- Ne te tracasse pas, Francesco. Dieu veille et sait ce dont nous avons besoin !
- Tu es comique, toi. Tu as vu dans quel bouge immonde il nous a conduits, Dieu ? Ça fait quatre mois que nous ne mangeons que du riz et des pommes de terre. Et je ne comprends pas un traître mot de ce qui est écrit sur les formulaires qu'ils nous ont donnés à la commune pour les papiers !
- Ce n'est pas grave... On trouvera bien un traducteur ou un écrivain public qui pourra nous aider. On ne pouvait pas se douter qu'ils ne parlaient pas français partout, les Belges... Et le boulot, ça va ?
- Oh, ne m'en parle pas. Ce matin un gamin juif m'a craché à la figure parce que je ne pigeais pas ce qu'il voulait. Et devant un agent de police, en plus... Il m'a regardé (l'agent de police, je veux dire), et il a tourné les pas d'un air hautain !
- Comment pouvais-tu savoir qu'il était juif ?
- Qui ça ?
- Ben, le gamin...
- Oh, tu sais, ils ont leur drôle de coiffure, et leurs drôles d'habits... Et j'en ai vraiment marre de ramasser les poubelles ! Je ne sais pas ce qui me retient de...
- Fais ça pour le petit, mon amour. Tes mains sont notre seul espoir. Ah, ça fait mal !
- Qu'est-ce qui se passe ?
- Je crois que c'est le petit qui arrive...
- Avec un mois et demi d'avance ? J'appelle le médecin !

3 heures après

- Voilà, monsieur. Je vous présente votre fille.
- Une fille ? Et bien ce sera Laeticia, comme ma grand-mère. Bonjour, ma petite ! Et Maria ? Je peux la voir ?
- Écoutez... J'ai fait ce que j'ai pu. Elle avait déjà perdu beaucoup de sang avant que je n'arrive, et...
- Vous voulez dire qu'elle est...
- Non, mais je ne suis pas optimiste. Elle a perdu connaissance, et il va falloir la transporter à l'hôpital.


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Maria (1935 - 1955) - Francesco (1932 - 1974)
Laetitia (1955 - ....) - Salvatore (1957 - 1979)
Paolo (1976 - ....) - Christiane (1977 - ....)

[To be continued - dernière mise à jour : 1er septembre 2013]

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