Monsieur Blanc a encore fait appel à moi ce soir, et je jette un regard derrière moi, vers l'autre bout du couloir. J'ai laissé la lumière de la cuisine allumée. C'est une vieille maison vide depuis que la patronne est morte. Tout avait commencé il y a près de vingt ans, avec la fermeture de l'usine. La clouterie Blanc, créée par l'arrière-grand-père de Monsieur, avait acquis une réputation qui avait même franchi les frontières du pays; mais, du jour au lendemain, elle dut se séparer de ses trente travailleurs, dont je faisais partie. C'était la crise, les matières premières étaient trop chères, manque de rentabilité, etc. M. Blanc fit tout ce qu'il put pour que les ouvriers retrouvent un emploi, et il faut lui rendre hommage pour cela, car il aurait fort bien pu, comme tant d'autres, se débarrasser tout simplement de nous. C'est de cette manière qu'il me proposa le poste de concierge de cette grande maison...
C'est madame Blanc, née Renier, qui, la première, me fit part des troubles de Monsieur. Il lui arrivait, me dit-elle, de, deux à trois fois par mois, s'enfermer dans la salle de bains et de parler seul durant des heures. Il racontait que c'était le spectre de son père qui venait le visiter pour le punir d'avoir causé la perte de l'honneur familial. Heureusement, avec le temps, les crises s'apaisèrent jusqu'à disparaître complètement. Ce n'est que six mois après le décès de Madame qu'il m'appela en pleine nuit pour la première fois. Il était trempé de sueur, les yeux exorbités, tremblant de tout son long. "Elle est revenue, elle aussi !", hurlait-il en me montrant le mur immaculé de la chambre à coucher. "Elle tient un petit bébé dans les bras !" (Il faut dire que Monsieur et Madame n'étaient jamais parvenus à avoir d'enfants...)
C'est ainsi que je me retourne à nouveau vers ce couloir, qui me semble aujourd'hui être un passage entre morts et vivants dont je serais le nocher...