- Je dirige une grosse entreprise, une très grosse entreprise même...
J'emploie donc de nombreuses personnes. La plupart de celles-ci sont soit alcooliques, dépressives, cocaïnomanes ou inverties, voire, dans certains cas des plus intéressants, tout cela en même temps. Je peux vous assurer que gérer cette faune peut vite devenir un enfer ; alors, je délègue, je délègue et je délègue encore, c'est le seul moyen que j'aie trouvé pour cohabiter plus ou moins en paix avec tous ces imbéciles (c'est ainsi que je qualifie et considère tout ce qui ne dépasse pas les 150 de Q.I.) qui me prennent bizarrement pour quelqu'un qui pourrait améliorer leur état de mal-être psychique profond et, à mes yeux, incurable.
Parmi ces êtres insignifiants et risibles, il en est une qui est devenue ma favorite au fil du temps : une secrétaire que j'ai engagée il y a plus de vingt ans, plus par pitié et pour faire plaisir à ses parents, il faut bien l'avouer, que par inclination. Ah, il faut la voir déambuler de service en service pour y donner mes instructions en se prenant pour une gestionnaire de projet ou pour le grand patron... Chaque fois que la boîte obtient un gros contrat, elle semble persuadée et intimement convaincue que c'est grâce à elle qu'il lui a été attribué, ce qui est vraiment très amusant à observer pour ceux qui ont une vision d'ensemble sur ce qu'il en est, vous en conviendrez...
Et si vous voulez la mettre dans votre lit, rien de plus simple : il suffit de lui faire boire quelques coupes de champagne et le tour est joué, tout en sachant, luxe ultime, qu'elle aura tout oublié au petit matin et qu'elle continuera à vous saluer comme si rien ne s'était passé !
Sa vie familiale, vous l'aurez deviné, vaut elle aussi le détour : elle s'est mariée sans trop savoir pourquoi avec un riche entrepreneur, un type par ailleurs très sympa et jovial, qui semble s'être accommodé du caractère particulier de son épouse et de ses extravagances affectives. Lui-même, précisons-le tout de même pour que le tableau soit complet, collectionne les conquêtes depuis sa prime adolescence, qu'elles soient féminines ou masculines, sa position de self-made-man n'ayant fait que renforcer ce penchant vicieux. De leur union sont nés cinq enfants, trois filles et deux garçons, qui, baignés dans le climat familial que vous connaissez désormais, n'ont eu d'autre choix que de prendre exemple sur leurs parents, qu'ils voient du reste assez peu. Ainsi, Caroline, l'aînée, une grande jeune fille un peu simplette (ne dit-on pas que le premier enfant d'un couple n'est en somme qu'un essai ?) qui aime à rappeler non sans fierté et à tout bout de champ qu'on lui donnait de bons points dans l'institut spécialisé vers lequel on l'avait orientée et qu'elle vient d'être nommée responsable du remplissage des agrafeuses du troisième étage du bureau d'avocats dans lequel elle a été par je ne sais quel miracle embauchée. Il ne me semble pas opportun de vous décrire ici le profil des quatre autres, qui sont du même acabit.
Pourquoi ne pas tout simplement engager plus de psychologues, me demanderez-vous ? J'y ai pensé, bien sûr, et je l'ai fait, mais l'essai fut loin d'être concluant : ces personnes ayant été formées à toutes les formes de manipulation et de perversion possibles et imaginables deviennent vite de dangereux adversaires dès qu'ils gravissent les échelons, surtout s'ils se mettent à recevoir de quelconques délégués syndicaux.
Enfin, bref, je dirige une grosse entreprise, une très grosse entreprise même, et je m'ennuie à mourir, docteur... Et je me sens si seul lorsque je rentre chez moi... Et j'ai peur, docteur, j'ai si peur de ce temps qui fuit !
- Voilà, nous y sommes. C'est très bien, continuez...