À la mémoire d'Ayrton Senna,
un des premiers "morts" de ma vie
Les images du crash passent en boucle sur toutes les chaînes de télé du monde entier.
En bout de ligne droite, à 324 km/h, le champion du monde en titre vient de percuter le muret de sécurité. Un vol plané et trois tonneaux plus loin, il ne reste presque plus rien de la monoplace. Le casque du pilote est immobile, figé...
Les médecins interviennent rapidement. Après 15 minutes d'acharnement, ils se regardent en faisant "non" de la tête, et jettent un voile pudique sur le corps sans vie qu'ils ont réussi à extraire du baquet de sécurité.
Derrière des millions d'écrans, des larmes coulent...
Soweto, Johannesburg, 20 ans plus tôt
Emerson McCarthy, un jeune gars des townships sorti de nulle part, se présente à l'inscription du championnat national de karting.
— Ton nom ?
— McCarthy.
— Ton prénom ?
— Emerson.
— Emerson McCarthy... Ça sonne bien, ça... Ton âge ?
— 16 ans.
— Expérience en compétition ?
— Aucune.
— Ah, embêtant ça... Tu as la licence de la fédération ?
— Non.
— Très embêtant, ça... En principe, il la faut pour pouvoir s'inscrire... Et tu pilotes depuis quand ?
— Je n'ai jamais piloté, ni même jamais conduit d'automobile.
— D'automobile ? [rires] Tu me dis donc que tu ne sais même pas conduire, et que tu viens t'inscrire pour participer au championnat national ? Tu te fous de moi, là, petit... Ou alors c'est encore une des blagues stupides de Jack...
Bon, sérieusement, qui es-tu, et qui t'a envoyé ici ?
— Je m'appelle Emerson McCarthy, et c'est la grande dame blanche qui m'a dit de venir m'inscrire aujourd'hui.
— La grande dame blanche ? Mais quelle grande dame blanche ? Tu veux parler d'Anastasia Koulnikova, la secrétaire de la fédération ? Non, ça ne peut pas être elle... De toute façon, elle n'est pas si grande que ça...
— Non, c'est la grande dame blanche qui m'est apparue alors que je priais dans la grotte de Goli qui m'a dit que je devais venir m'inscrire aujourd'hui à 14h00, et il est déjà 14h15... Vous me faites perdre mon temps.
— Nom de... La grotte de Goli... La grande dame blanche... Ça suffit !
[Il s'empare de son téléphone]
Allo, Jack, c'est moi. Ben oui, moi, qui veux-tu que ce soit ? J'ai ton petit copain, là, devant moi, et je ne marcherai pas cette fois-ci.
Comment ça, tu ne sais pas de quoi je parle ? J'ai un gamin ici en bas qui veut s'inscrire pour la course de dimanche. Bon, il a l'air un peu simplet, et il me dit qu'une grande dame blanche lui est apparue et qu'elle lui a demandé...
Ah, tu descends... Oui, on va bien rire !
[Il raccroche]
Voilà, petit, Jack descend !
— Ah, merveilleux...
— Oui, merveilleux, tu l'as dit... Et il ne descend pas pour tout le monde ! [rires]
— Ce doit donc être quelqu'un d'important...
— Plus que tu ne peux le penser, gamin... [nouveaux rires] Il a terminé troisième du championnat d'Afrique du Sud en 1983... à seulement 3 points du deuxième, tu te rends compte ?
— Troisième du championnat d'Afrique du Sud ? Quel intérêt ?
— Mouais, fais attention, quand même... Il est susceptible pour certaines choses...
— Ah, te voilà...
— Oui, Willy. C'est quoi ton délire ? Je t'ai déjà dit que je ne voulais plus que tu boives au boulot...
— Je t'assure que je suis complètement clean... C'est ce gamin, Emerson Mac quelque chose, qui veut s'inscrire. Il me dit qu'il n'a pas la licence, et qu'il n'a même jamais conduit de... comment a-t-il dit ? d'automobile... Tu te rends compte ?
— C'est vrai ce qu'il dit, mon enfant ?
— Oui, monsieur Jack. Je priais, et la grande dame blanche m'a dit que je devais venir ici aujourd'hui pour m'inscrire. Et monsieur Willy n'a pas l'air de me prendre très au sérieux...
— Monsieur Jack ? On ne m'avais encore jamais appelé comme ça... Bon, tu voudrais qu'on te prenne au sérieux... Pourtant, conviens-en, ton histoire n'est pas très, comment dire sans te blesser, sensée, n'est-il pas ? Je pense que tu ferais mieux de rentrer chez toi...
— Chez moi ? Mais je n'ai pas vraiment de chez moi... Et qu'est-ce que je vais lui dire, moi, à la grande dame blanche ? Elle va être déçue... Bon, tant pis, je lui dirai que j'ai fait ce qu'elle m'a demandé... Adieu, alors, monsieur Jack et monsieur Willy...
[Les deux hommes le regardent tourner les pas]
— Attends, dit Jack. On va t'emmener faire quelques tours de circuit !
— Mais enfin, Jack, tu n'y penses pas ? Tu deviens aussi fou que notre petite Jeanne d'Arc, là... Il faut faire attention avec ces gens-là... Il peuvent être dangereux !
— Je ne sais pas, mais quelque chose en moi me dit qu'il faut faire quelque chose pour lui. De toute manière, ça ne nous coûte rien, et ainsi il pourra raconter sa journée pendant dix ans à ses copains, peut-être même à ses enfants... Et puis peut-être que comme ça il comprendra que la grande dame blanche n'existe pas ! Prends ta veste, on y va !
— Allons bon, je n'avais jamais perçu ton côté Mère Teresa... Quelle histoire !
C'est donc ainsi qu'eut lieu la rencontre déterminante entre Emerson McCarthy et deux hommes qui allaient le soutenir et le porter tout au long de sa carrière, Jack Van Houten et William Terence.
Il n'est pas utile de détailler ici au lecteur le regard qu'ils s'échangèrent lorsque après seulement 15 tours de pistes Emerson McCarthy ne se trouvait qu'à 5 secondes du meilleur temps réalisé la veille par le champion d'Afrique du Sud sortant. Après 60 tours, l'écart passait sous la seconde. Après 100, il lui en mettait 3 dans la vue...
— Tu nous as bien eus, s'esclaffèrent les deux hommes, en nous faisant croire que tu n'avais jamais piloté...
— Mais c'est vrai, je n'avais jamais conduit auparavant...
— Il est génial, il continue ! Aucune importance, en fin de compte... Désormais, entre nous, c'est à la vie à la mort. On va s'occuper de toi, et nous irons loin, très loin, tu verras... Ta famille, maintenant, c'est nous ! Tu l'as, ton inscription au championnat !
— C'est vrai ?
— Sûr ! Fini les foyers, la rue, la prostitution...
— Qu'est-ce que vous racontez ? Je ne me suis jamais prostitué...
— C'est de l'humour, fils. Faut apprendre ça, ça ouvre plein de portes...
— Ah, O.K., c'est noté !
[Quelques jours plus tard]
— Jack !
— Quoi, Willy ?
— Tu as vu, dans le journal ?
— Non, je ne l'ai pas encore ouvert.
— Ben, regarde... C'est en page 3 !
— Bon, voyons, qu'est-ce qu'ils racontent pour que tu sois dans un état pareil ?
Ah, voilà la page 3. "Une jeune fille de 14 ans violée par trois Sénégalais à Pretoria". Les salauds...
— Non, plus bas...
— "Une quinzaine d'ouvriers travaillant sur un chantier autoroutier déclarent avoir été témoins d'un phénomène pour le moins étrange : après l'éboulement d'une petite grotte, répertoriée sous le nom de grotte de Goli, effondrement vraisemblablement provoqué par les vibrations dues aux machines qu'ils utilisaient, ils attestent qu'une grande lueur est apparue non loin de cette même grotte avant que de s'élever et s'évanouir dans les cieux.
Un expert du département géologique a été dépêché sur place. Il pense qu'il s'agirait tout simplement d'un feu follet créé par les gaz présents dans la grotte.
Un autre expert, que nous avons contacté, diplômé en ufologie à l'Université de Moscou, contre-attaque en parlant d'inepties et de complot gouvernemental.
Quoi qu'il en soit, le chantier de la nouvelle autoroute avance, et elle devrait être opérationnelle d'ici deux à trois ans, comme prévu."
— Pas un mot à Emerson, hein !
— Non, bien sûr. De toute manière, le médecin de la fédération m'a donné des cachets à diluer dans son café si ses visions revenaient. Il m'a dit aussi que ça ne devrait pas être nécessaire, que ça arrivait souvent chez les jeunes, surtout s'ils prennent certaines substances. Il ne faut pas s'inquiéter, tout est sous contrôle ! Il est super doué, le petit... Et je l'aime bien !
— Oui, moi aussi.
À 17 ans, 8 mois et 13 jours, Emerson McCarthy devenait le deuxième plus jeune champion d'Afrique du Sud de karting, et obtenait son premier contrat professionnel dans une écurie de pointe de F3000.
Lors de la soirée de clôture de la saison, son regard croisa celui de Michaella, la fille d'un riche entrepreneur du Cap. Ses grands yeux verts et son sourire étincelant le charmèrent immédiatement. Et ce fut réciproque !
Elle aussi allait l'épauler jusqu'aux derniers instants, et lui donner, outre tout son amour, trois enfants magnifiques : Yannick, Birgitta et Smeralda.
Londres, siège de la FIA, 3 semaines après l'accident
— Non, non et non ! Il est hors de question que je signe ça...
— Je crois que vous n'avez pas bien compris, agent Falket. Nous avons reçu des instructions venant d'en haut : pour beaucoup, ce type était un dieu, et, apparemment, il doit le rester.
— J'ai dit non ! Je ne signerai pas, point.
— Comme vous voudrez, agent Falket. Réfléchissez tout de même... Ce serait ridicule pour un homme brillant comme vous, encore jeune en plus, de se traîner jusqu'à la retraite dans un bureau de 3 m² à tamponner des cachets sur des formulaires.
Votre avenir est au bout de ce stylo...
Allez, come on, signez !
Et c'est les doigts tremblant que l'agent Falket, futur vice-président de la commission de discipline de la FIA, apposa sa signature au bas du rapport définitif sur l'accident ayant entraîné la mort du plus adulé des pilotes de Formule 1, qui allait être publié le lendemain dans la plupart des quotidiens de la planète.
Quelques extraits :
[...]
La cause et l'origine de l'accident ont pu être déterminées avec précision, et sans aucun doute possible.
[...]
Le câble de frein de la monoplace n° 1 de l'écurie Botus & Bonda s'est sectionné lors du freinage précédant le dernier virage, juste avant l'entrée de celle-ci sur la ligne droite fatidique. Son pilote, Emerson McCarthy n'a donc pas été en mesure d'actionner sa pédale de frein au bout de cette dernière.
[...]
Aucune communication radio n'a été enregistrée ni échangée entre le pilote et son stand durant les 6 secondes précédant le crash.
[...]
Par ailleurs, c'est avec un degré de certitude assez élevé que nous avons pu déterminer que ce câble avait été fragilisé par le passage de la monoplace n° 1 sur les débris de l'accrochage entre les monoplaces 23 et 16 de Ricardo Pescarolo et Jean-Pierre Halevy ayant eu lieu lors du 3e tour et qui n'avaient pas pu être dégagés à temps par les commissaires. Les images enregistrées par les caméras embarquées à bord des différentes monoplaces corroborent cette hypothèse.
[...]
Aucune négligence humaine n'est donc à dégager, aucun des ordinateurs de bord n'ayant pu alerter le stand Botus - Bonda.
C'est donc la fatalité, une combinaison de faits impossibles à prévoir qui est à l'origine du décès d'Emerson McCarthy.
[...]
En effet, si la rupture du câble de frein avait eu lieu à tout autre endroit du circuit, il aurait provoqué une simple sortie de route sans gravité, comme nous en connaissons des dizaines sur l'ensemble d'une saison de compétition.
[...]
Villa du clan McCarthy, 6 jours après l'accident
— Je comprends votre douleur, Madame, mais comprenez que je ne fais que mon devoir.
— Oui, bien sûr, vous comprenez. Je pensais avoir répondu par courrier électronique à toutes les questions de vos collègues.
— Oui, justement. C'est pour cela qu'il me semblait important que je m'entretienne avec vous face à face.
— Je vous dirai tout ce que vous voudrez savoir aujourd'hui. Mais promettez-moi qu'après je n'entendrai plus jamais parler de vous, ni de la FIA.
— Bien sûr. La terrible épreuve que ...
— Allons droit au but, voulez-vous. J'en ai assez de cette hypocrisie que je dois supporter depuis tant d'années.
— Oui, oui, je comprends... Vous disiez dans un de vos messages qu'il était suivi depuis plus de dix ans par un psychiatre. Est-ce exact ?
— Oui, c'est vrai. Enfin, suivi à distance, ai-je voulu dire...
— Précisez...
— Emerson a toujours refusé de rencontrer le Professeur Himmel. C'est quand celui-ci a compris la gravité de la situation qu'il a commencé à me donner des cachets à lui faire ingérer à son insu, en les mélangeant à ses boissons et sa nourriture. Les crises, malheureusement, devenaient de plus en plus fréquentes, et les doses de plus en plus fortes.
— Comment expliquez-vous que la presse n'ai jamais eu vent de cette situation ?
— Vous savez, feu mon mari était devenu au fil des années une véritable icône publicitaire, et il le savait, ce qui ne faisait qu'alimenter le délire dans lequel il était englué depuis sa plus tendre enfance. Les intérêts de ses sponsors, qui sont aussi les vôtres, je ne me fais aucune illusion, entendons-nous bien, étaient prépondérants. Ils ne pouvaient pas se permettre d'associer leur nom à ... à une personne dérangée, disons...
— Quel type de médicaments ce Professeur Himmel lui prescrivait-il ?
— Un peu de tout, un vrai cocktail : des somnifères pour l'obliger à dormir, des anxiolytiques, des neuroleptiques, ...
— Maintenez-vous ce que vous avez déclaré à nos collègues, qu'il avait planifié tout depuis le début ?
— Bien sûr, c'est évident... Je vivais avec lui depuis près de 20 ans, tout de même...
— Pouvez-vous me parler avec plus de précision de ses troubles ?
— Des hallucinations, ce n'est un secret pour personne ici. Elles auraient commencé un peu après la disparition de ses parents, alors qu'il n'était toujours qu'un enfant...
— Oui, j'ai lu ça, comme tout le monde... Un accident de voiture, les freins qui auraient lâché...
— C'est ça. La grande dame blanche a commencé à lui apparaître à partir de ce moment-là.
— La grande dame blanche, vous voulez dire la Vierge Marie ?
— Appelez-la comme vous voulez, cela m'est égal. Jack et Willy ont réussi par je ne sais quel miracle à l'empêcher d'en parler à la presse durant toutes ces années...
— Et les enfants ?
— Ils sont jeunes, ils ne peuvent pas comprendre... L'aîné aura tout juste 11 ans dans trois mois.
— Que s'est-il passé pour lui après la mort de ses parents ?
— N'ayant pas d'autre famille, il s'est retrouvé dans un orphelinat. Puis, un beau jour, Jack et Willy l'ont pris sous leurs ailes, avec le succès que vous connaissez...
— Vous y êtes aussi pour quelque chose, Miss Paerson-McCarthy.
— J'ose l'espérer... Vous savez, c'était un compagnon si agréable, toujours enjoué, prévenant... Si seulement il n'y avait pas eu ces foutues crises et ces hallucinations...
— Sans elles, il ne serait sans doute pas devenu ce qu'il était...
— Oh, vous n'allez pas vous y mettre vous aussi ! De toute manière, c'est peut-être vrai... Vous savez, parfois, quand je voyais ses yeux ahuris et innocents, perdus dans le vide, j'entrais dans son jeu et, pendant quelques jours, je croyais vraiment qu'il était un ange...
— Et puis ? Peut-être était-il vraiment un messager ?
— Si c'en était un, ses visions ne l'auraient pas conduit au suicide !
— Allons, allons, ne vous emballez pas... C'est l'émotion et la douleur qui vous font parler ainsi ! Pour l'instant, et jusqu'à preuve du contraire, c'est la thèse de la défaillance technique qui semble la plus plausible.
— Je vous répète, comme je l'ai déjà dit par écrit à vos collègues, qu'il y a un peu plus de trois ans, il m'a dit lors d'une de ses crises qu'il rejoindrait un jour la grande dame blanche lors du 56e tour. Que vous faut-il de plus ? Je tremblais depuis à chaque Grand Prix lorsque...
— Excusez-moi, vous pleurez... Vous êtes encore sous le choc... Je pense que j'ai maintenant tous les éléments dont j'avais besoin... Vous comprenez, les médias sont puissants, et ils veulent un éclaircissement au plus vite... Nous examinons à la loupe les restes de la monoplace, et... Enfin, voilà... Tenez, un mouchoir...
— Merci. Vous me rappelez ce que vous m'avez promis tout à l'heure ?
— Oui, bien sûr... Vous ne me reverrez plus jamais. Attendez-vous simplement à ce qu'une certaine presse tente de vous contacter... Cela s'estompera avec le temps, et vous pourrez faire votre deuil comme il se doit. Pouvez-vous simplement me dire où je pourrais contacter ce Professeur Himmel ?
— Oui, voici sa carte...
— Adieu, Miss Paerson-McCarthy.
— Adieu...
5 jours après la publication du rapport sur l'accident
— Miss Paerson-McCarthy ?
— Je vous téléphone... J'ai lu votre rapport... Dites-moi...
— Oui, Miss Paerson-McCarthy ?
— Je n'en dors pas... Est-ce que... Les freins ?
— Non, Miss Paerson-McCarthy... Aucune anomalie mécanique ou électronique... On m'a poussé à signer, voilà tout. Par contre, j'ai rencontré le Professeur Himmel. J'ai ainsi pu me faire une meilleure idée de l'état psychique de votre mari... Ce n'est pas tout, mais...
— J'ai le droit de savoir ! J'étais sa femme !!!
— Et bien... Pour ses parents...
— Oui ?
— Ce n'était pas un accident. J'ai pu jeter un coup d’œil au rapport de police...
— Et ?
— Les freins de leur véhicule n'ont pas lâché d'eux-même... Les câbles avaient été...
— Vous voulez dire que... Non, ce n'est pas possible...
— Nous ne le saurons jamais, Miss Paerson-McCarthy.
[Dernière mise à jour : 29/06/2020 – Publié en novembre 2013 dans le recueil collectif Les mots en héritage des Éditions Novelas (ISBN: 978-2-930599-26-7)]