En cette fin d'après-midi, alors que je me prélassais et prenais le soleil sur un banc dans un parc à Ostende, j'ai été abordé par un vieux SDF.
(J'aime bien côtoyer les pouilleux. Pas trop souvent, bien sûr, mais de temps en temps...)
Comme d'habitude, il a commencé à me raconter sa vie. Il a d'abord sorti de la poche de sa chemise défraîchie une vieille photo jaunie qu'il porte toujours sur son cœur ; il m'a montré avec fierté le visage illuminé qu'il arborait à un peu plus de vingt ans lors de la remise des diplômes.
INGÉNIEUR ! Il se voyait déjà au bord de la piscine de sa villa, ou encore au volant d'une luxueuse voiture de sport... Comme il avait déchanté, me raconta-t-il, lorsqu'il reçut sa première fiche de paye, ou lorsqu'il découvrit le bureau miteux dans lequel il allait devoir passer près de vingt années...
L'anecdote la plus amusante dont il me fit part fut la manière dont il débarqua sur son premier lieu de stage, non loin du canal de Panama : vêtu d'un costume rouge carmin et chaussé de mocassins vernis blancs et noirs, tout en s'écriant : "Oh, mon Dieu ! Mais il y a plein de boue ici !", ce qui fit bien rire tous les ouvriers présents... Ce n'est qu'au soir qu'on le retrouva ; il s'était caché dans les toilettes pour pleurer... C'est le contremaître qui réussit à l'en extraire en lu susurrant un subtil : "Allez, fils, on est tous passés par là !"
Après cette expérience décevante et peu concluante, il décida de se spécialiser dans l’ingénierie aéronautique.
Il fut rapidement engagé par un célèbre avionneur américain. Tout ce passa pour le mieux pendant quinze ans : il s'était marié avec une immigrée polonaise, et était sur le point de régler les dernières traites de leur superbe appartement de 38 m². Jusqu'au jour où 3 avions de compagnies différentes qui employaient le B-749 s'écrasèrent en moins de deux semaines, sans aucune raison apparente, emportant avec eux pas moins de six cents vies humaines. Tous les B-749 sillonnant les cieux du monde entier (on en comptait pas moins de 840 000) furent interdits de vol jusqu'à nouvel ordre.
L'enquête dura plus de cinq ans avant que l'on ne trouve ce qui avait causé ce drame. L'analyse des boîtes noires n'apporta aucun éclaircissement... Des centaines de spécialistes furent engagés pour examiner à la main les décombres rassemblés dans d'immenses hangars prévus à cet effet.
On finit par découvrir que la cause de ces trois accidents était un petit vérin hydraulique qui s'était rompu et avait endommagé un des réservoirs principaux qui était situé dans l'aile droite de chacun de ces avions.
À partir de là, la filière fut vite remontée, et, par un beau matin ensoleillé, des policiers fédéraux se saisirent de tous les documents et du matériel informatique se trouvant dans le bureau de notre malheureux infortuné... C'était lui, en effet, qui avait été chargé, à l'époque, du développement et de vérifier les calculs des tests de résistance de cette pièce minuscule.
- Ils leur fallait un coupable, et ce fut moi, vous comprenez ?
- Oui, je comprends qu'il soit difficile d'être considéré comme le bouc émissaire de toute cette affaire.
- Oh non, Monsieur, le plus dur dans cette affaire, me dit-il en sanglotant, c'est d'avoir envoyé à l'homologation ces foutus calculs une semaine plus tôt pour pouvoir partir en vacances dans le Montana...
Sur ce, il s'enfuit en courant...