lundi 29 novembre 2010

Cornélius Farouk mène l'enquête



Cornélius Farouk découvrit le corps inanimé de Lorretta Smith gisant au milieu du salon style Louis XV, avec un chandelier maculé de sang à ses côtés...

Le cendrier d'ivoire posé sur une petite table en chêne était rempli de mégots de quatre marques de cigarettes. Deux tasses à moitié vides lui tenaient compagnie. Une troisième, à moitié pleine, était posée sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur une petite cour tout ornée de géraniums et de lys d'un rose sanguin...
Dans le grand parc du domaine familial, les branches des pêchers et des cerisiers ployaient sous le faix des fruits murs et du lourd soleil de la fin de cette après-midi de fin d'été indien.

Cornélius Farouk, comme à son habitude, se torturait l'esprit pour comprendre... Aucun détail ne lui échappait jamais, c'est d'ailleurs pour cela qu'on faisait appel à lui quand tous étaient prêts à jeter l'éponge.

Pour une fois, il était un des premiers sur les lieux du crime, un peu par hasard, puisqu'il promenait son chien, un grand boudin blanc aux raisins nommé Hortense, non loin de là... Il avait reconnu John John, un jeune inspecteur plein d'avenir et quelque peu prétentieux, qui fumait un cigare cubain de contrebande fabriqué à Munich, devant la grille de la riche propriété...
Le lacet gauche de la chaussure de daim beige de Lorretta Smith n'était pas noué... La montre qu'elle portait au poignet droit indiquait 14h34. Il regarda la sienne : 14h36. Est-ce la mienne qui avance, ou la sienne qui retarde, se demanda-t-il ?

Lorretta Smith était l'héritière de la famille Smith, qui fit fortune grâce au génie d'Archibald Smith, qui fut le premier, en 1847, à avoir l'idée de mettre les cornichons en bocaux et les sardines en boîtes.

La première personne que Cornélius Farouk interrogea fut Nestor, le jardinier. C'était un homme grand, aux tempes grisonnantes. Il travaillait pour la famille Smith depuis qu'il était sorti de prison, en 1998... Une sombre histoire de trafic d'organes, au Chili... Il s'était assagi, et la justice n'avait plus rien eu à lui reprocher depuis lors, bien qu'il ne puisse s'empêcher de saliver excessivement lorsqu'on lui présentait, à la boucherie des faubourgs de la ville où il vivait, les abats de poulet qu'il avalait tous les soirs. Le passé était bien là, et Nestor était nerveux... Quelques gouttes de sueur commençaient même à perler sur son front.
- Quelle heure avez-vous ?
- 15h47, répondit-il un peu surpris.
- Étrange... J'ai 15h44... La montre de la victime retarde de deux minutes par rapport à la mienne, tandis que la vôtre avance de trois... Je dois téléphoner... Vous permettez ?
- Euh... Bien sûr...
Il saisit le combiné, tapote sur le cadran de ses doigts maigres...
- ... et cinquante secondes... au troisième top, il sera 15h46...
- J'avais raison, une fois de plus, s'exclama-t-il.
Nestor pâlit, son cœur cognait de plus en plus fort dans sa poitrine... Il était au bord de l'évanouissement... Non, non, il ne voulait pas retourner en prison...
- Voyez-vous, mon cher Nestor (c'est bien votre prénom, n'est-ce pas ?), c'est bien ma montre qui indique la bonne heure. Je vérifie tous les dimanches, et nous sommes jeudi... Il est toujours possible que la pile soit usée ou que le mécanisme soit un  peu dérangé... Lorsque cela arrive, je cours tout de suite chez Fu Harj, l'horloger chinois du petit village tout près de chez moi... Un expert ! Il voit tout de suite ce qui ne va pas... Un expert, je vous dis...
Savez-vous, enchaîna-t-il de but en blanc, avec qui Mme Smith a-t-elle mangé ce matin ?
- Euh, non, je n'ai vu personne... Vous savez, je n'ai aucun contact avec les gens qui visitent Madame... Vous devriez plutôt interroger Maria, c'est elle qui s'occupait du service ce midi, je le sais parce que quand elle travaille, elle aime bien faire un grand tour dans le parc avant de commencer... Alors, des fois, je me cache derrière un des arbres, et je l'observe recueillir entre ses doigts la rosée du matin qui dort au calice d'une pensée vagabonde pour la porter à ses lèvres... Ah, qu'est-ce qu'elle est belle Maria... Enfin, bref, euh, excusez-moi, elle doit savoir avec qui Madame a déjeuné...


Maria, une jeune fille au pair vénézuelienne de 23 ans, qui était là surtout pour perfectionner son anglais, et qui rêvait d'être un jour camériste de la Reine d'Espagne...
- Alors, Maria, qui Mme Smith recevait-elle ce matin ?
- Comme tous les jeudis, il y avait ses deux amies, Domenica Corleone et Pamela Aarthrow. C'est une tradition entre elles, paraît-il, depuis qu'elles ont quitté le lycée. Ce devait être il y a bien longtemps, hi hi hi !
- Elles étaient donc trois, c'est bien ça ?
- Oui, trois, Madame et ses deux amies...
- Trois... Vous êtes bien sûre ?
- Oui, oui, trois... Un, dos, tres, vous comprenez ?
- Oui, oui, trois... Très intéressant. Et qu'ont-elles bu ?
- Je leur ai servi du café, des biscuits et de la marmelade d'orange.
- Ont-elles toutes bu du café ?
- Non, Mrs Pamela m'a demandé un verre d'eau. Elle avait des aigreurs d'estomac, m'a-t-elle dit.
- Et cette Pamela a donc bu son eau dans un verre, et non pas dans une tasse ?
- Oui, Monsieur, dans les bonnes familles, on sert l'eau dans un verre, et pas dans une tasse !
- Bien, bien... Trois personnes, deux tasses et un verre... Et quand vous faites le café, jetez-vous le marc dans l'évier ?
- Pourquoi cette question ?
- Répondez, Madame. Jetez-vous ou non le marc de café dans l'évier après avoir fait le café ?
- Vous êtes drôle, vous...
- Répondez, Maria !
- Non, non, calmez-vous... Tout le monde sait que si on jette du marc de café dans un évier, cela risque de le boucher. Vous êtes vraiment de la police, vous ? Je commence à avoir peur !
- Ce n'est rien ; une vieille histoire que je n'arrive pas à oublier...
- Si vous le dites...
- Reprenons. À quelle heure ces dames sont-elles arrivées ? Et reparties ?
- Elles sont arrivées toutes les deux vers 9h15 et sont reparties vers 10h30, comme à leur habitude.
- Et que font-elles, habituellement, durant cette heure ?
- Impossible à savoir, Monsieur, il paraît que c'est un rituel secret, c'est tout ce que j'ai pu savoir. Madame ferme toujours la porte à clef dès que je sors. Et les rideaux... Et les volets du salon aussi... Peut-être un rituel vaudou ! J'ai déjà vu ça dans des séries à la télé...
- [sans broncher] Qui a découvert le corps ?
- C'est moi. J'ai tout de suite appelé la police. Quel choc ! Ce sang... Sur un si joli tapis...
- Quelle heure était-il ?
- 12h30, plus ou moins...
- Êtes-vous sûre que ces dames ont quitté la maison à 10h30 ?
- Oui, je les ai vues repartir bras dessus, bras dessous pendant que je nettoyais les vitres du deuxième.
- Connaissez-vous des personnes qui auraient pu en vouloir à Mme Smith ?
- Non, pas vraiment... Puis, vous savez, moi, je ne suis ici que depuis quelques mois...
- Et parmi le personnel ? Comment était-elle avec vous ?
- Assez distante... Elle aimait bien montrer que nous n'étions pas du même monde... Mais je ne l'ai jamais entendue mépriser les personnes qui travaillaient pour elle... Pas du genre à piquer une crise pour une petite cuiller mal lavée ou une lampe pas éteinte dans la salle de bain, vous voyez...
- Oui, oui... Et Nestor ?
- Oh, Nestor, le jardinier ? Un gentil monsieur qui ne ferait pas de mal à un mouche. Entre nous, je crois qu'il est un peu simplet, si vous voyez ce que je veux dire... Dès fois que je me promène dans le parc au petit matin, je sens son regard dans mon dos. Alors, hi hi, je m'arrête... Et alors là, lui, il se cache derrière un arbre... Alors, moi, je fais toujours la même chose : je cueille une petite fleur qui traîne par là, je la renifle, puis je la porte à mes lèvres et l'embrasse... C'est mon petit jeu avec lui. Katerina m'a dit qu'il les ramassait, et qu'ensuite il les faisait sécher, puis qu'il les collait dans un grand cahier (il lui a montré, mais sans lui en raconter l'histoire). À quarante-cinq ans, vous vous rendez compte ?
- Katerina ?
- Oui, Katerina, la grande dame russe qui travaille à la cuisine et prépare les repas pour la famille depuis cinquante ans...

[to be continued...]

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