Il va mourir dans quelques secondes.
Son cœur s'est arrêté de battre il y a plus de trois minutes ; ses pieds et ses mains sont déjà froids ; de la sueur perle sur son front...
Il voudrait crier la douleur qui déchire sa poitrine, mais aucun son ne sort de sa bouche devenue trop faible.
Son regard cherche désespérément quelque chose sur quoi fixer son attention, une bouée de secours...
Sur la table de nuit, un vieux portrait de famille. Il examine les visages un à un, et se souvient vaguement...
D'abord, il y a les vieux... Deux abrutis, je veux dire deux êtres qu'une vie d'esclave a abrutis... Et ils auraient voulu qu'il fasse pareil ! Il se demande s'il les a jamais aimés. La réponse négative qu'il n'a jamais osé affirmer ne lui apporte aucun réconfort...
Son regard glisse à présent sur les trombines de ses frères et sœurs qu'il n'a plus vus depuis près de trente ans... Sont-ils seulement encore vivants ?
Il a juste entendu dire qu'une de ses sœurs, il ne sait plus laquelle, avait été internée après avoir agressé le gouverneur de la province avec un manche de brosse et un seau d'eau bénite en hurlant qu'il était possédé par Anamalek, un vieux démon babylonien...
Puis il y a l'aîné, l'homme de la famille, celui qui a fait l'armée, car, quoi qu'on en dise, c'est bien à l'armée que l'on devient un homme, ce qui ne veut pas dire qu'il suffise de porter un uniforme pour en être un.
Quelques enfants sont là, eux aussi...
Il n'est pas certain d'y voir son fils, il n'est même plus certain d'en avoir eu un...
Mais lui, où est-il ? Il ne se reconnaît pas, dans aucune des ombres qu'il entraperçoit. Est-ce vraiment sa famille ? Non, ce ne peut être qu'une vieille carte postale trouvée sur une brocante...
Cette chambre et ce lit ne sont sans doute même pas les siens...
Sa vision se trouble, ses yeux se ferment ; les visages, sur la photo, semblent lui sourire...
Ce texte a été publié dans le numéro 39 des "Chemins de Traverse" (décembre 2011)