EXUVIE








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EXUVIE




Première partie


POÉSIE



La poésie est la science ultime ;
elle seule est capable de fédérer toutes les couches du savoir.




VÉRITÉ



Tout ce qui nous paraissait vrai
Du jour au lendemain
S'est effacé
Au plus profond de nos êtres
Quelque chose s'est brisé
Comme un vase de cristal

Tout ce qui nous paraissait vrai
N'est plus d'actualité
Un vers un poème
Un nouvel alphabet
Rien ne reconstruira
Notre cœur en éclats





ALPHABET



Avec pour seule lumière la flamme d'une
Bougie, il s'aventura très loin dans les dunes.
Confronté pour la première fois à la Nuit,
Doucement, il sentait l'effroi monter en lui.
Étourdi depuis des heures par le ressac,
Frémissement des vagues, la mer qui attaque
Gaîment la terre comme pour défendre son
Honneur. Il avait froid, étranges sensations...
Il ne savait plus très bien ce qu'il faisait là.
Juvénile explorateur, il découvrira
Kamis protecteurs au pied de l'arbre assemblés.
- Louange à Vous, ô Gardiens de l'Éternité !
- Mais quel est donc ce mécréant venu troubler
Notre divine réunion ? Veux-tu parler ?
- Ô Maîtres, je ne suis qu'un misérable enfant.
Pardon. Je marche depuis hier soir. Où vais-je,
Que fais-je ? Votre simple vue est privilège
Rare pour un grossier cloporte comme moi.
- Sois fier ! Vers nous, nous avons guidé tes pas.
Tu nous serviras désormais dans l'Invisible.
Un jour, tu pourras entrer dans l'inaccessible
Vallée où vivent en totale liberté
Wapitis et Cerfs, où, sur le bois d'olivier,
Xylophages ne prospèrent guère. Pourquoi
Y aurait-il d'autres que ceux qui ont la foi,
Zélés, à obtenir un rôle au firmament ?



STRUCTURE PYRAMIDALE
À BASE ALEXANDRINE


Un
Enfant,
C'est quelqu'un
Toujours     rêvant,
Toujours       espérant,
La       vie         traversant,
La  mort  ne connaissant point,
Les  yeux  tournés  vers le lointain,
Comme          ces        poètes      l'horizon
Défiant,      narguant     jusqu'à   la   raison.
Un enfant, c'est  comme une dernière chance,
Un  être   fait   de  chair,  de  sang  et  d'espérance.


Comme un enfant



Comme un enfant je partirai
Les larmes brûleront mes yeux
Face à un monde sans pitié

Comme un enfant je reviendrai
Les souvenirs laveront mon âme
Dans le jardin où j'ai grandi

Comme un homme je partirai
Le cœur bouillonnant d'illusion
Devant de fades gratte-ciels

Comme un homme je reviendrai
Pleurer sur la tombe
de ma mère




Une vieille maison de bois



Une vieille maison de bois

Où dans l'âtre de marbre rose

Crépite un feu.

Quelques feuilles de papier

Traînent sur la table

En désordre.

La poussière

Colle aux murs

Et aux fenêtres.

La lumière du jour

Peine à y pénétrer.

Un oiseau

Sur une des branches

Du vieux pommier

Se pose.

Tout semble réuni

Pour une esquisse éternelle

D'un bonheur perdu

Depuis l'aube des temps.

Un jour,

L'enfant qui l'habite

Soulèvera le voile

Et les premières larmes

De l'homme qu'il sera devenu

Perleront au coin

De ses yeux.

Elles toucheront le sol

Et deviendront cristal.

La glace envahira son cœur

Et la haine

Troublera

Son esprit.




VESTIGES ATAVIQUES APRÈS LA PLUIE




Que reste-t-il
De nos amours
Après la pluie
Et après avoir

Bu l'eau des
Fleuves de l'Oubli
La pluie est venue
Tant de fois

Et j'ai bu tant de
Cette eau que je
Redoute à présent
La vue de la moindre

Goutte d'or annonçant
L'heure proche d'une nouvelle
Mort pour un des tristes corps
Qu'il m'ait été donné

D'incarner et dont
Je ne me souviens
Parfois au détour
D'une sombre ruelle

Ou au plus profond
D'un songe que m'offrent
Par erreur le sommeil
Et la nuit je croise

Un regard un sourire un parfum
Qui me rappelle un être
Que je sais avoir aimé
Si fort et dont le simple

Nom m'a été ôté
Pour l'Éternité
Se souvenir
Est insupportable

Mais
Oublier
L'est
Tout autant




HAOMA

 
 
[Part I - L'amertume]

Ô dieu Soma
Je me souviens de toi
Et de la vie éternelle
Que tu m'accordas

Plutôt éternelle
Errance tu m'apportas
Odieuse Amrita
Qui me tendis les bras

Moi qui ne demandais
Que de l'âme le repos
Si j'avais su jamais
Je n'aurais bu de ton eau

Une vie de souffrance
Est assez lourde à porter
Pour mon humaine essence
Que dire alors de cette éternité

Du corps que tu m'allouas


[Part II - L'ivresse]

Immortel enfin me voilà !
Tout m'est donc désormais permis
Aucune de vos lances ne m'atteindra
Aucune de vos épées mon cou ne tranchera

Oui dieu Soma
C'est bien de toi
Que dans cette coupe
Je me suis repu

Oui cette force indicible
Qui m'habite c'est bien toi
Qui me l'a fournie
J'ai tranché les têtes

De ceux qui m'ont trahi
Et celles de ceux qui
Ne l'ont pas fait
Fait taire à jamais

Les langues qui ont un jour osé me défier

[Part III - La décadence]


Oui dieu Soma
Qui me fit indestructible
C'est bien à cause de toi
Que j'ai goûté à tous les vices

Gourmandise et luxure
Ont fait de moi
Ce rondouillard ventripotent
Aux yeux rieurs et moqueurs

Je méprise la vie des autres
Puisque je sais qu'ils vont
S'évanouir dans le néant
Que j'envie parfois à présent

Je me joue des femmes
Et m'amuse à briser leur cœur
La mort qui est si proche pour elles
Saura bien assez vite apaiser leurs souffrances

Mais qui donc viendra soulager ma tristesse ?


[Part IV - Résilience]

Oui dieu Soma
Tout ceci n'était bien
Qu'un songe je n'ai bu
Qu'un peu d'eau et de vin

Avant que de m'endormir
Comme tous les autres
Je sais que je peux mourir
Demain j'ai rêvé si fort

Que j'en suis arrivé à croire
En cette chimère qui a
Égaré mon esprit pendant
Si longtemps j'ai peur

À présent de ce néant
Qui m'attend oui j'ai peur
Mais oui j'accepte enfin mon destin
Le destin de tout être humain

Je peux marcher sur la Terre la tête haute...



LA PROIE


Je suis une proie facile
de celles qu'on aime
douces et dociles

J'attends désespérément
sur un banc que
quelqu'un m'appelle

Un souffle fait s'envoler
des feuilles rougies
par l'automne

Deux hommes passent
il suffirait d'un sourire
aucun d'eux n'ose

Je suis seule triste et perdue
je suis une ombre qu'on voit
la nuit dans les rues de la ville

Mes joues et mes yeux sont creusés
je suis maigre à en faire trembler
une voiture vient de s'arrêter

"Ça te dirait de travailler pour moi ?"
je fais oui de la tête
mon destin est scellé

De bars en vitrines
je vais louer mes charmes
les mains aux fesses les coups parfois

Tout cela ne me fait plus rien
je veux crever mais je n'y arrive pas
je me suis ouvert les veines

J'ai avalé tout plein de comprimés
mais je suis toujours là
chaque matin l'angoisse me déchire

Un peu plus mon corps et mon âme
ne sont plus que lambeaux
je n'arrive plus à compter jusqu'à dix

Sans me tromper
je crois que j'ai même
oublié mon nom

La créature que je croise
dans les miroirs n'est plus
que le fantôme de ma mémoire




L'OLYMPE PERDU


Aphrodite aux seins lourds se baignait
Héphaïstos près de la forge martelait
Apollon à l'ombre d'un arbre reposait
Zeus aux mortelles nues songeait
Héra même les rêveries de son frère jalousait
Hermès après l'arc-en-ciel courait
Athéna un œil sur la ville sacrée conservait
Artémis avec la biche et le faon jouait
Éros de ses flèches les cœurs tourmentait
Arès de ses nombreux combats rêvait
Déméter sur les champs d'or veillait
Dionysos au cœur de la vigne sommeillait
Poséidon armé de son trident guettait
Hestia toute la maisonnée surveillait...



Il est des mots...



Il est des mots qui brûlent
Bien plus que les flammes infernales

Il est des mots qui brûlent
Parce qu'on n'ose les prononcer

Il est des mots qui brûlent
Pour nous conduire à la liberté

Il est des mots qui brûlent
En noble sacrifice

Il est des mots qui brûlent
Au faîte des temples

Il est des mots qui brûlent
En l'âtre des chaumières

Il est des mots qui brûlent
Dans le cœur des reines et des rois

Il est des mots qui brûlent
Au plus profond d'une prison

Il est des mots qui brûlent
En la moire de tes yeux

Il est des mots qui brûlent
Derrière un portail

Il est des mots qui brûlent
Devant un sage en prière

Il est des mots qui brûlent
Sous un chien qui pleure

Et plus que tout,
Il est des mots qui brûlent
En nos poitrines d'airain...



ÉVANESCENCE




"Je est un autre"                                       
        Arthur Rimbaud                 


Des rires et des chants
Résonnent en le lointain
Sur la colline
Un feu rougeoyant danse
En mon cœur c'est l'angoisse
Seul bien sûr que je suis seul
J'ai toujours vécu dans la solitude
C'est un fait
Mais cette solitude je l'ai choisie
Je n'ai besoin des autres
Que comme moteur
Je me nourris de leur vie
Je me nourris de leurs soucis
Puis je replonge en mon antre
L'antre de la création
Là seulement là
Je peux m'élever
Vers ce que l'on peut nommer
Le Divin
Oui je rêve des dieux
Je sens parfois leur présence
Et même leur regard
Eux qui pourtant nous méprisent
Sombres mortels que nous sommes
Ils m'invitent à leur banquet
Je prends place à leur table
Hébé (ou est-ce Ganymède ?)
Court de coupe en coupe
Et nous gave de nectar.
Le tonnerre gronde et me réveille...
La pluie et l'orage ont éteint le feu !



DÉCRUE



C'est la mer qui trace une route
Pour nos cœurs en déroute.
C'est le ciel qui s'écarte
Pour que doucement notre âme parte.

C'est le sol qui se fissure
Pour que coule sans murmure
Le long fleuve de l'oubli.

C'est la Lune qui pâlit
Pour nous arracher nos illusions
Et nous montrer la voie de la raison.




RYTHME de CROISIÈRE



La musique des sphères
La musique que l'on espère
La musique qu'on sait sincère

                nous délivre
                nous fait vivre
                nous enivre

La musique transporte notre âme
Jusques aux confins de l'Univers
La musique seule guérit notre âme
Comme ce Dieu que l'on sert.



ET TOUT RECOMMENCE


Quelques mots, quelques notes
Sur une feuille de papier
Et c'est la chanson qui commence

Quelques larmes, quelques pleurs
Se perdant en un battement de cœur
Et c'est la vie qui commence

Quelques flammes, un peu de poussière
Qui vole dans le ciel
Et c'est l'errance qui commence

Une phrase, deux ou trois mots
Et tout recommence
Et tout recommence...



Le saut de l'ange,
c'est l'ENFER...



Il est parti sans se retourner, jamais...
Et depuis,
C'est un autre monde qui lui tend les bras.

                                                                       Écoute ce cœur qui bat
                                                                       Quand je te vois
                                                                       Tourner les pas
Ces mots que personne ne lira
Le temps et le vent
Les effaceront
                 Mais en ton cœur
            Pour l'Éternité
         Se graveront
Un voyageur sans ombre
Bravant et la pluie
Et la nuit
                          Ce carillon qui résonne
                                             Comme un cœur qu'on abandonne
                                Un sage qu'on emprisonne
Un rêve sans fin
Pour rester vivant
Fuir contre le temps
                   Une âme créatrice
                        Descendue des cieux
        Et des nues



Sur le quai de l'oubli




Une gare évanescente
Un train qui passe avec fracas
Quelques larmes sur le quai de l'oubli
Une nouvelle vie qui commence
Une autre qui s'évanouit




Osiris, papyrus et pain d'épice



Ils ont tout fait pour me faire taire et me chasser...
Ils m'ont brisé bras et jambes avant de me démembrer...
Ils m'ont crevé les yeux, le cœur, le foie et les reins avant de me les arracher...
Ils ont voulu m'empêcher de donner la vie en me privant de ma virilité...

Une femme une sœur un ange une déesse après eux est passée



Le vol d'un baiser

  
Un baiser léger léger
s'échappe de mes lèvres
et traverse les nuées
qui nous séparent
pour sur les tiennes
aller se poser



LIBERTÉ


J'envie le vent
qui souffle dans
la ramure
des arbres verts

Et tente en vain
d'oublier
les émeraudes
qui sommeillent
en l'écrin
de ma
mémoire



Quelques jours parmi nous



Il est des nuits cauchemardesques
Peuplées d'êtres carnavalesques

Il en est de tout aussi étranges
Peuplées de nymphes de fées et d'anges

Il est des jours de joie et d'amour
Quand le cœur se soulève et palpite
Pour un regard un sourire une pépite
un toujours...






Il est des passions dévorantes qui naissent au cœur des nuits glacées
et qui font fondre l'amas poudreux de nos trop longues solitudes





Désir


Caresses
Chaleur
Tendresse
Douceur
Toi
Moi
Nous
Quelques rires fous
Des souvenirs flous
Un rêve
Une espérance
Une vie
Des envies
Des larmes de bonheur
Ton odeur au creux de mon cœur
Ton sourire ravi
Tes désirs assouvis
Toi
Moi
Nous
Tout
Simplement








Les mots sont gouttes
d'eau qui un jour
peuvent devenir
ruisseau torrent

fleuve voire océan
capable de terrasser
le plus puissant
des Empires

comme de caresser
les hanches
d'une plage
de sable doré





Les nuages bleus


donnent au ciel

couleur d'apocalypse




SOLITUDE


Je suis seul
Je n'ai que toi

Tu es partie
Je n'existe plus

Un sourire
Te voilà revenue



OBSTINATION


J'attends les mots de l'ange

s'ils ne viennent pas

je n'écrirai pas






J'ai laissé mon cœur au fond d'une malle en osier
Je ne sais même plus le nom de celle qui me l'a brisé
J'ai hurlé juré crié pleuré et j'ai jeté la clé
Dans les douves du château du Roi Pêcheur

J'ai salué la Reine
puis j'ai soulevé
le Voile de lin
qui recouvre
le Saint-Graal

J'y ai plongé les yeux
Mais je n'ai rien vu

Quiconque dira
le contraire
mentira...



J'entends du bruit

dans l'escalier

Le bouquet de fleurs
est fané

Budapest s'endort
sans nous

Je prends place
à nouveau

Dans la grande arche
de l'errance

Le vent nous pousse
espérance

Mon cœur bat
à se rompre

L'eau du fleuve
est rance

La nuit sera
longue

Le dragon
reviendra

Le soleil
aussi



Je suis seul dans ma chambre


Ce soir encore je suis seul dans ma chambre
La pluie frappe les carreaux
Dans mon frigo y'a plus que trois tomates
Qu'est-ce que je vais bouffer demain ?
J'en sais rien...
Quand j'pense à tous ces connards
Qui gagnent des milliards
En faisant crever
Des p'tits nègres pour deux dollars la journée
J'ai envie de tout casser
D'balancer la table dans l'escalier
Et les chaises par la fenêtre
Tout c'que j'risque
C'est de passer la nuit au poste
Avec les flics du quartier
D'vant une tasse de café bien tassé
J'rêve que Stiglitz
Fasse sauter la banque mondiale au napalm
Au lieu d'raconter ses p'tits malheurs
Dans des bouquins
L'économie anthropophage
Me fait gerber
Mais trois fois par mois
J'vais au McDo
Et j'dépense mon fric
Dans tous les magasins chics
D'la ville d'à côté
J'prends ma bagnole tous les matins
Pour aller chercher du pain
Trois rues plus loin
En pensant 
Aux p'tits ours blancs
Qui meurent quelque part
Comme on l'dit au JT du soir
Entre deux guerres
Et les résultats du championnat
Je sais tout ça
Et je sais aussi
Que j'ne changerai pas
Qu'j'oublierai les ours
Dans dix ans
Que les guerres finiront
Et recommenceront
Et, qu'avec un peu de chance,
Le Standard s'ra encore champion



Cœur Suicidaire

 
Mon cœur saigne
Elle est partie depuis si longtemps déjà
Je n'ai plus la force de sourire
Au boulot à tous ces gens
Qui me regardent de haut
Depuis dix ans
On vient de couper le courant
Et l'eau de mon bain est glacée
Je n'ai plus la force de vivre
Je regarde les infos du soir
Et mon âme devient encore plus noire
J'espère que tout va s'arranger
Mais ce matin j'ai reçu un recommandé du propriétaire
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire ?
Je vais me retrouver dehors
Dans le froid, la nuit et le désespoir
Mon cœur saigne
Personne ne me tendra la main
Quand mes vêtements ne seront plus que lambeaux
Il ne me restera plus que la route, l'errance et la faim
Mais jusqu'à quand
résisterai-je ?



6 haïkus dans un train



Un esprit bien fait
Dans un corps aussi bien fait
Peut-être éternel

***

Un arbre une route
un chemin dans la campagne
l'avenir est là

***

Deux trains qui se croisent
souffle pur cristallin le
voyage commence

***

Paysage qui
défile et arbres qui dansent
c'est ce que je vois

***

La poésie est
le seul des chemins possibles
pour sortir d'enfer

***

Une mare un cygne
qui balance son cou et
ses ailes bien blanches


*
*   *


Haïku pour ballon rond...

 
Quand le ballon tourne
C'est comme si l'aquilon
Emportait notre âme




Ô Belgique chérie



Ô Belgique chérie

Bénie d'entre les Nations
Et Maîtresse de la Paix Universelle
Le temps qui passe fait grandir ta
Gloire, et ta puissance
Irradiera la Terre entière,
Qui célébrera ton Nom.
Union fait force,
Et la bravoure est taciturne.

Chaque âme, nous l'accueillons avec
Honneur et tentons de l'
Élever vers ce monde idéal dont nous
Rêvons tous et dont
Il ne faut plus taire l'existence...
Europe... Un taureau blanc... De grands yeux... C'est MOI !



Romantisme SURRÉALISTE


Au pied
d'un chêne
au plumage
doré

J'attends
depuis mille ans
le passage
de l'elfe

Aux yeux de jade
qui fera de moi
un sage
ou un roi

Je sais pourtant
qu'elle ne viendra pas

Mes cheveux et ma barbe
sont d'argent l'arbre
s'est mué en cathédrale
et moi en mendiant



Un château évanescent

au bord d'un fleuve
qui l'est tout autant

Nos vies ne sont que du vent
un bruissement sourd
au fond d'une vallée illusoire

Rien n'a de sens
pas même les quelques mots
qui coulent sur mes joues

La vie est un poème sans fin
et la mort ne soulage rien



Le VOYAGE d'Isabelle


À Isabelle BIELECKI

Le vent des steppes
fait danser les
cheveux d'Isabelle

Les ondes de la
Volga bercent
ses hanches

La Mer Noire
rend ses yeux
un peu plus bleus




VOYAGE


À Piet LINCKEN


Une route sinueuse
là-bas au loin
caresse une colline

Oubliée des vivants
La solitude est un
refuge éphémère

Car le monde a
vite fait de
nous retrouver



Patricia




Petit
Ange
Tout doux et tendre, je
Rêve qu'
Ici et ailleurs je
Caresse ton âme
Immortelle pour te donner tout mon
Amour...



CORINNE


Une petite Sirène
en bord de Meuse
rêvait
à son bel Triton
quand elle croisa
le regard
triste et familier
d'un Poète
qu'elle eût voulu
Lycanthrope
la poursuivant
en les nuits de lune pleine
jusques aux matins
tout parfumés
de sueur
et de rosée


***


Chérie en mon cœur
Ondoyante en ma chair je te
Regarde assoupie et rêve des
Interdites amours des
Naïades et des sylphes
Nageant entre Air et
Eau pour atteindre l'Éther



ORTHOGRAPHE


O déesse de la rectitude et
Reine des lettres
Tu ressembles au
Héraut qui nous apporte
Oubli
Grâce sagesse et
Repos au coin de l'
Atre éternel dans lequel se
Purifient nos cœurs et qui
Hisse nos esprits vers l'
Eden que nous espérons tous.



BIOLOGISTE


Bercé depuis l'enfance par la Nature
Il (ou elle) la regarde comme
On regarde un diamant bleu
Le cœur empli d'une joie
Orgasmique que le vent voudrait
Glacer en un sublime
Instant
Sis hors du
Temps sombre et
Ephémère qu'est la vie.



GÉOGRAPHIE


Grâce aux cartes
Et au savoir immense qu'elles renferment
Ouranos fils et
Gaïa mère peuvent enfin se
Réunir dans cet
Autre monde qui est le nôtre
Pour accomplir les
Hautes tâches qu'
Ils avaient à réaliser
Et qu'il nous vaut mieux ignorer



Un siècle d'histoire pour un alexandrin





Le paradoxe de CLIO


Héritage de nos ancêtres
Issue d'un passé
Somme toute récent
Tu nous contes l'
Oubli qu'
Il nous faut accepter pour ne pas
Revivre nos
Erreurs passées




Le poète fol


Le poète fol
jette au monde
des mots insensés
que nul ne peut
pénétrer

Comme offre
en parturition
la femme gémissante
un nourrisson
fripé


 

L'étincelle



Deux regards se croisent
                          et c'est l'étincelle

   Deux corps s'apprivoisent
                     c'est universel


Pourquoi ai-je décidé de la revoir ?
                                      Je ne le sais.
Peut-être était-ce la chaleur de sa peau qui me manquait,
ou
le souvenir du son de sa voix qui faisait trembler mon cœur...


Pourquoi ai-je décidé de la revoir ?
                                      Je ne le sais.
Ce que je sais, c'est que nous sommes à nouveau deux,
et que
l'existence nous semble ainsi moins pénible à traverser...



DÉSENCHANTÉ


Que d'amours éphémères,
Que de mortels suaires,
Que bien peu de consistance
Dans cette piètre existence.

Un nouvel amour vient de s'envoler
Et pourtant n'en garde que peu de traces.
Tel est donc le destin de ma race,
Que de vivre seul dans la piété.

Mon cœur suit toujours le sien
Sous l'anxieux regard des saints.
Je sais que je l'aime encore,
Mais pourquoi toujours être fort ?
 
Je me retrouve de nouveau seul,
Seul au sein de mon linceul ;
Cette lueur qui brillait en mon ciel
Est une nouvelle fois devenue fiel.
  
Hommage à toi, mon Amour,
Car en mon cœur, pour toujours
Et à jamais, resterai envahi
Par l'image de ton âme ravie !



ROI


Je n'étais que le fou du roi,
À la fois roi des fous,
Et tellement fou de toi
Que je me suis brisé le cou.

J'étais fou, et me voici roi,
Roi d'un empire déchu
D'où je règne sans émoi,
Sans avoir rien aperçu.

Du haut de cet empire,
Tout là-haut dans ma tour,
Je n'entends que tes soupirs
Et m'enfuis sans détours.

J'étais fort, j'étais riche,
Je ne vivais que de rires et de joies...
Mais dans mon cœur en friche
Étais-je le fou, étais-je le roi ?

En mon for cette éternelle question
Fit battre mon cœur d'inanition,
Inanition de rester sans réponse,
Enchevêtré dans des millions de ronces.

Mais maintenant que je sais
Que ne suis ni fou ni roi,
Que tout simplement je suis moi,
Oui, maintenant que je sais...




ÉTHER


Nous voici à l'heure de l'inventaire,
L'heure de plonger tel un serpentaire,
L'instant où la brume vous envahit,
Le temps d'abandonner les idées noires de sa vie.

Rien de plus simple que de chasser ce cafard,
Il me suffit de penser à ma mie,
Celle qui m'accompagnera durant mes vies,
Celle qui me sortira de ce brouillard.

Souvenez-vous que rien n'est immuable
Et votre existence n'en sera que plus belle
Car possédant cette foi irréelle
Votre univers s'emplira de fables !!!

Si vous saviez garder l'esprit poète,
Votre âme n'en serait qu'à la fête ;
Vous marcheriez droit malgré la tempête,
Si vous saviez gagner l'éther du poète...



Misérable


Sa vie fut bien étrange...
Éclairé par un ange,
Il espérait chaque jour
Et la lumière, et pour toujours...

Son âme errant dans l'autan
Te contemplait à travers vents :
Il était seul, il était perdu,
Les yeux d'amour éperdus.

Chercheur plein d'espoir,
Condamné parmi ses semblables,
Futile marchand d'ineffable
À l'aube de t'entr'apercevoir,

Celui qui marchait avec les esprits
S'enfonça à jamais dans l'oubli,
Raillé par l'univers qui l'entourait,
Poignardé d'avance par le monde qu'il choisirait...





J'en ai vu tant

Des faux savants
Des faux croyants
Que cela en est désespérant...





Anges parmi les anges

Nous guidons vos pas
Vos mains et vos esprits
Afin que s'accomplisse
L'ultime volonté
Le grand dessein
Dont nous-mêmes
Ne savons rien...




Guérison de l'Indien


Je t'en prie soulage-moi
Car mon âme sous le poids
De mes faux pas ploie
Je t'en prie libère-moi

De ces démons que sont
L'oppression des souvenirs
Et la honte de délires
Comblant la vie d'inanition

À leur simple évocation
Ma poitrine fait naître
L'Angoisse de l'être
Mon Dieu quelle pression

Pourquoi ne pas croire
Que je sois écrivain
Et vous désespoir
D'un esprit mort de faim

Je vous vois vous fermez les yeux
Et vous plongez plongez
Dans de sombres abysses : le passé
Tout à coup vous ouvrez les yeux

C'est tout votre corps qui frissonne
Sans que vous sachiez pourquoi
Vous avez peur ! Peur de quoi ?
De vous de votre propre personne

Vous commencez à analyser
Chaque mot jadis prononcé
Peu d'attention leur fut portée
Mais maintenant ils sont remontés

En votre cœur ils se sont implantés
L'effroi vous saisit quand vous repensez
Au sens de ces anodines paroles
Et c'est toute votre confiance qui s'envole

Des images vous reviennent
Vous souhaitez fuir le plus loin possible
Pourtant ces codes qui vous retiennent
Sont à chaque jour passant plus pénibles

À abandonner Alors vous vous habituez
Vous vous habituez à sursauter
Au moindre souffle de vent
À chaque son résonnant

Pas après pas votre cerveau rongé
Par le tourment se liquéfie
Mais vous en souriant continuez
À espérer que votre mémoire s'anesthésie

Soudain vous vous réveillez
Autour de vous les spectres familiers
Ondoient et vous rassurent
Ce ne fut qu'un rêve, un murmure

Quelques secondes s'écoulent
Et votre soulagement s'écroule
Vous avez pris conscience
De votre nature, votre essence

S'ouvrent alors devant vous
D'immenses horizons
Qui n'avaient germé
Que dans le cœur de quelques illuminés

Ceux-là même qui réussirent à s'élever
Bien au-delà de cette grégaire humanité
Ivre de pleurs de joies et de lamentations
Mais de tout cela, qu'en ferez-vous ?





Apologies for Crimes

Here comes the End of Times
I'll never look into your eyes again
Written Words don't need to be explained 




Le temps passe

comme
un caillou
que l'on casse




Mon petit ange s'est envolé

Emportant avec lui
Mon cœur
brisé





Des yeux de braise

Un corps de flammes
Une langue de feu





Ce soleil noir

Qui grandit
En mon cœur
Depuis le jour
Où je suis né




La tristesse de Cassandre


Ô Cassandre, je sais ta douleur !
Quel être au monde pourrait souffrir plus que toi ?
Ton savoir, ta parole ou ton silence ne sont que torture...
Quoi que tu fasses, où que tu soies, tes yeux voient ce que nul autre ne peut voir !
Tu écris, et ce que tu écris prend vie...
Tu penses, et ce que tu penses devient réalité...
Tu  t'es refusée à Apollon, voilà ton seul malheur, ta seule erreur...
Quelques secondes de douleur ou de plaisir auraient fait de toi une reine ou encor une déesse !
Oui, car tu aurais dominé le monde des vivants...
Au lieu de cela, on te moque, te crache à la figure ou te chasse à coups de pierre loin de tes semblables !
Ah, que les hommes sont cruels...
Sans doute est-ce parce que les dieux ont voulu les créer à leur image...
Je te vois à présent au bord d'une rivière.
Même le saumon s'écarte de toi en disant que l'ours qui l'attend en amont est mort depuis deux mille ans...
Oui, Cassandre, je sais ta douleur !




On The Road to Glory

 
Sur la route de la gloire
Je perds une partie de mon âme
à chaque carrefour

Sur la route de la Gloire
Je guéris et reprise mon âme
à chaque croisement




La Dame Blanche




La Dame Blanche
Comme toute femme
Tend les mains
Vers les hommes
Qu'elle aime

Nous voudrions
tous
Les serrer
dans
nos bras
Les couvrir
de
baisers

Là est notre
plus grande
erreur

Chaque femme est un ange
placé sur notre chemin
par la Divinité

Et l'amour se meurt
Sur la taie plissée
D'un oreiller




Des voix venues d'ici et d'ailleurs

troublent ma mémoire
et chantent des chants oubliés





J'ai pu voir la lueur au cœur de la nuit et les ténèbres briller au jour de grand soleil
Des enfants danser sur les tombes perdues de notre mémoire
Et le souffle de l'ange se changer en marbre
Comme une plume en plomb

L'or et le vin qui nous faisaient chanter
Ne sont plus
Qu'excréments et ciguë
Pierres de torpeur
Sur le chemin de notre désolation





Seconde partie

POÈMES en prose







Tout n'est qu'illusion ;
c'est la croyance en l'illusion qui détermine ce que l'on nomme réalité.






QUINTESSENCE



Une nouvelle page s'ouvre sur un nouvel univers.
Tous les écrits précédents sont en ces lignes condensés. Nous espérons que le lecteur pourra suivre quelque temps les pérégrinations de notre pensée dont l'unique objectif est la recherche de plus en plus approfondie de la connaissance, tendant à la découverte hypothétique d'une certaine sorte de vérité ultime. Comme tous les artistes véritables, nous avons commencé notre œuvre (et notre quête) au départ d'une question qui pour certains a pu, peut ou pourra devenir une obsession destructrice menant droit à la folie. Nous-mêmes avons fait l'expérience d'une certaine sorte de folie et pouvons affirmer avec une indéniable fierté que notre intelligence est bien plus puissante que cette forme d'illusion qui oppressa, oppresse et oppressera (malheureusement) bon nombre d'êtres parmi les plus ingénieux. Nous gardons également en mémoire que nous pouvons sombrer à tout moment, quel que soit notre niveau d'attention, en ce que nous qualifierons de géhenne de l'esprit. Cette question, pour ne pas nous perdre en digressions, la voici pour vous révélée : "À quoi on sert ?", quatre mots qui ont l'air bien insignifiants et qui pourtant recèlent en eux tous les mystères de la Vie. À vous bien sûr de décider quelle place vous leur accorderez et si vous vous aventurerez sur ce chemin que nous appellerons tout simplement le chemin de la connaissance.



Tard dans la nuit



Hier soir, tard dans la nuit, je suis mort.
C'est une sensation étrange, l'impression de planer au-dessus de son corps, de visualiser la chambre dans ses moindres détails, mais d'un point de vue jamais exploré. Au niveau du cerveau, c'est comme une implosion, un grand clic, et puis on se retrouve à voler de-ci de-là...

Je peux rendre visite à qui je veux, aller chatouiller les pieds de mes voisins durant leur sommeil. Personne ne me voit, moi-même, je ne me vois pas, je veux dire que je ne me vois plus comme avant, un être fait de chair et de sang. Je me déplace à la vitesse de la pensée, j'explore le monde, puis la Lune, puis l'Univers.
Un souffle me rappelle, m'aspire, et me voici dans cette église, le jour de mon enterrement. Tous sont là, les larmes aux yeux, pour me rendre un dernier hommage ; je voudrais leur crier ma présence, en oubliant presque que mes cordes vocales reposent désormais entre ces quatre planches de bois brun. Une nouvelle aspiration, et me voilà dans un grand tunnel plein de lumière, ce fameux tunnel dont ils parlent tous. Pourtant, cette lumière me paraît fade... Je tourne la tête, à gauche, à droite, et, sur les murs de cette galerie, les images de ma vie semblent incrustées, fugitives, filant comme un paysage aux fenêtres d'un train ; je crois que c'est le défilement de ces images qui crée la lueur, et c'est peut-être pour ça qu'elle me paraît si fade... Quoi qu'il en soit, le voyage me donne l'impression d'être long, mais probablement n'est-ce qu'une illusion. Enfin, tout s'arrête, et je me retrouve flottant au cœur d'une immensité brumeuse. Serait-ce cela, le Paradis ? Une porte surgit devant moi, une voix caverneuse me parle dans une langue que je ne connais pas. "Êtes-vous Dieu ?", hasardé-je timidement. Un court silence suivit d'un grand éclat de rire. Je m'avance vers la porte : les deux battants s'ouvrent. Je la franchis, et tous mes souvenirs s'effacent, et tout autour de moi devient noir.

Hier soir, tard dans la nuit, je suis mort.



OUT OF PARADISE




Nous étions deux,
dans un jardin
luxuriant.
Une pomme,
même pas sucrée,
un peu aigre,
nous en a chassés...

Depuis, Ève m'a quitté pour refaire sa vie avec un chanteur espagnol, et tous les matins je suis obligé de me lever à cinq heures pour aller travailler à l'usine, dans les faubourgs de la ville triste et glauque dans laquelle je vis...

Ma vie n'est plus que douleur, et lorsque je songe au jardin de mon bonheur, au jardin de mon enfance, des regrets et une angoisse terrible m'assaillent...

Quelle joie était la mienne lorsque je pouvais serrer Ève tout contre moi, lorsque nous pouvions nous baigner dans l'eau de la source de la vie éternelle...

Je sais que je ne retrouverai jamais ce que j'ai perdu ; Ève le sait aussi, où qu'elle soit...

Nous n'avions qu'un seul interdit : le fruit de l'Arbre de la Connaissance. Nous y avons goûté, mais l'enfer que nous vivons, l'avons-nous vraiment mérité ?

Dieu nous a expulsés du Paradis qu'il avait pour nous construit, nous qui sommes tout de même ses enfants... Une telle dureté de la part d'un père se justifie-t-elle ? Nous avons péché par gourmandise, par défi, par curiosité, comme tous les enfants le font un jour ou l'autre...

Qu'avons-nous appris de ce fruit ? Nous avons appris à vivre comme se l'imposent tous les hommes, à remettre notre bonheur au lendemain, en conservant l'illusion qu'il sera toujours là...




La Dame du Lac



Elle est venue vers moi, la Dame du Lac.

Toute vêtue de blanc, ses pieds légers sur l'eau flottant.

Un teint pâle, comme il sied à tout spectre...

Des yeux d'un bleu gris électrique, qui vous fixent droit dans le cœur.

Un frisson inconnu me parcourt.

Oh, j'en ai croisé des fantômes dans ma vie, qu'ils soient trépassés depuis mille ans ou toujours de chair et de sang.
Mais cette fois, c'est différent.
Je la vois tendre les bras, ses joues rosissent et elle approche ses lèvres des miennes.
Surpris, je me laisse envahir et lui rends son baiser.
Je n'ai jamais ressenti cela ; ce doit être ça, un orgasme cosmique, un pont entre moi, vivant, du moins qui crois l'être, et elle, morte depuis qui sait combien de temps...

Je sens nos deux âmes s'entrelacer, et je ne sais quelle partie de moi s'en va avec elle lorsqu'elle tourne les pas pour s'enfoncer dans les eaux froides du lac...

J'attends, depuis ce jour, son retour.

À moins que ce ne soit à moi de l'aller rejoindre là-bas, dans les eaux froides du lac ?





ANNA


Anna était assise depuis le début de l'après-midi et contemplait par la fenêtre cet immeuble qui depuis plus de vingt ans lui gâchait l'horizon. Quand ils avaient emménagé dans ce luxueux appartement, il y a trente ans, on pouvait encore apercevoir et la mer, et le vieux port...
C'était aujourd'hui son anniversaire et, vers midi, un livreur lui avait apporté un bouquet de fleurs envoyé par ses deux fils qu'elle n'avait plus vus depuis trois ans et l'enterrement de Georges, son mari. Tout le monde pensait qu'il était à la tête d'une fortune plus qu'appréciable, mais, après inventaire, on se rendit compte que les investissements qu'il avait opérés étaient purement et simplement désastreux. Par exemple, les actions des deux grandes compagnies nationales de télécommunications avaient dévalué de près de quatre-vingts pour cent en moins de dix ans...
Anna, qui n'avait jamais pensé connaître de problèmes matériels, se demandait en regardant cette résidence ce qu'elle allait bien pouvoir devenir lorsque les restes de l'héritage seraient définitivement consommés. Les larmes aux yeux, elle observait les vies s'étalant nonchalamment devant elle...
La fin de l'été approchait et les arbres commençaient à se parer des couleurs chatoyantes de l'automne. L'hiver, certes, était encore loin, mais en l'esprit d'Anna, tout n'était que dépérissement et désolation...
Elle revoyait par intermittence les images de son enfance, lorsqu'elle accompagnait sa mère au travail. C'est grâce à elle qu'elle avait réussi ses études de droit sans devoir se soucier de ce que ce qui se trouverait en son assiette, le soir, en rentrant. En deux mots, elle se sentait coupable vis-à-vis de celle qui lui avait sacrifié ses meilleures années...
Depuis quelques mois, elle ressentait un vide intérieur qui chaque jour semblait un peu plus s'emparer d'elle. À quoi donc avait bien pu servir son passage sur cette Terre, que laisserait-elle derrière elle ? Ses enfants ? Ils ne représentaient plus pour elle qu'hypocrisie, comme le reste des autres hommes...
Le dimanche, à la grand-messe, elle écoutait, le regard distrait, le curé psalmodiant comme un automate qu'il fallait pardonner... Mais pardonner à qui ? Mais pardonner pourquoi ? Elle ne saurait plus maintenant oublier les avanies subies depuis la cour de maternelle jusqu'à ce rire sarcastique de la concierge qu'elle s'imaginait entendre à chaque fois qu'elle ouvrait ou fermait la porte.
Oui, elle était décidée : ce soir, elle s'endormirait pour la dernière fois !
Et c'est ainsi qu'à côté des trois boîtes de somnifère vides, elle ne laissa que les austères mots du poète :

Mais peut-on vivre vraiment
Déjà mort inconsciemment ?







"J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans"
Charles Baudelaire



J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans



Je me souviens de ma première nuit.

Je n'avais connu que le jour depuis le trou noir de ma naissance, quelques heures plus tôt.

J'étais terrorisé lorsque le soleil disparut : je pensais que j'allais être condamné à vivre dans cette obscurité profonde dans laquelle mes yeux ne distingueraient rien pour l'éternité.

Je pense avoir prié toute la nuit, bien que je n'eusse jamais entendu parler d'un quelconque dieu...

Au matin, un peu avant l'aube, j'ai entendu les oiseaux chanter, et je pense encore aujourd'hui que même le chant des anges n'égale pas leur talent.

Depuis lors, des milliers de jours et de nuits se sont écoulés, et je sais qu'il m'en reste des millions d'autres à vivre ; et pourtant, je reste persuadé qu'ils seront tous différents...




MUSE



Ce n'est que pour les quelques instants que je passe dans tes bras que la vie a un sens pour moi. C'est en eux que je puise la force de continuer à me mêler à la ronde sotte de ce monde.

Derrière la façade inexpressive que sont mon corps et mon visage, c'est l'étincelle qui brille au fond de tes yeux qui fait s'allumer au jour nouveau le feu faisant battre mon cœur.

C'est l'odeur de ta peau et les caresses soyeuses de tes cheveux tout contre la mienne qui seules me consolent et m'apaisent.

Il me suffit de penser à toi qui, pourtant si loin de moi toi aussi t'agites et te débats, pour retrouver le calme d'une mer d'huile juste après la tempête...




Tableau de fin d'automne



À Mireille Wertz


Il est six heures du matin.
Elle ouvre les yeux et, distraite par le maigre souvenir des songes de la nuit, en oublie presque l'homme qui dort dans son lit.

Elle tire les tentures en bâillant.
- Tiens, il a neigé... Tant mieux, les gosses du quartier me foutront la paix pendant quelques jours ! C'est pas que je ne les aime pas, mais ils pourraient quand même trouver un autre endroit que la cour d'en bas pour taper dans leur ballon après les cours, tant est soit peu qu'ils y aillent encore...

Le percolateur crachote dans la cuisine, Arlequine se faufile et ronronne entre les mollets de Mireille, qui a maintenant complètement oublié l'homme qui dort dans son lit en se mettant à chantonner l'air entraînant que la radio lui offre... Toujours le même chant, ce chant que des millions de voix ont porté jusqu'à ce jour, où se mêlent à la fois toutes les joies et les peines de millions de vies, leurs amours heureux et malheureux, où l'on parle de Fleurs et d'Enfer, de celle qui attend et de celui qu'on attend...

Après les courses, la vaisselle et le dentiste, un ronflement sourd suivi d'un soupir trouble son attention... Ce n'est pas Arlequine, qui est sur la table du salon et semble cligner de l'œil à un être invisible connu d'elle seule... Il se réveille, pense-t-elle tout à coup...

- Bonjour mon amour, tu as bien dormi ? Sais-tu qu'il est déjà midi ? Levée depuis longtemps ?
- Pas si longtemps que ça... Une heure ou deux...
- Sympa cette musique... Ouf, chaud le café... Tu as vu qu'il avait neigé ?
- Non, je n'ai pas fait attention... Tu aimes la neige ?
- Oh, ma foi, oui... J'adore sentir son petit craquement sous mes pieds quand je marche dedans, mais, par contre, je déteste devoir la bouger de sur la voiture... Bon, c'est pas tout ça, mais il va falloir que j'y aille... Allez, je t'embrasse !

Il traverse la cuisine, le salon, ouvre la porte de l'appartement, la lumière se fait dans le couloir...

Pour une fois, elle ose :
- Georges ? (elle dit Georges comme elle aurait pu dire Jacques ou Martin)
- Oui ? (il répond oui comme s'il était Georges, Jacques ou Martin)
- Dis-moi, tu reviendras ?



The Sad Queen


In the North of Norway, in a land covered all the year by a thick snow mantle, a graceful and youthful princess was crying the death of her prince, speared in a battle versus the troops of the Kingdom of Denmark.

Ten years later, the Sad Queen was still crying and all the Norwegian people was very worried about her strange behaviour.
She said that a phantom was coming every night, at midnight, to kiss her voluptuous lips, and she was thinking that it was the spectre of her beloved lord and master... She had never wanted to remarry, and she was ruling alone in the old old castle of her resignedness.

On the day of the national holiday, the spokeswoman of the royal family reported the frightful news which spoiled the celebrations: the queen hanged herself in a lost chapel of the gloomy area of Lyngsfjellan. Some people say that, since this day, every night at midnight, some joyful laughter can be heard in this place...



Les rennes n'ont pas froid aux oreilles



J'ai toujours aimé les rennes.

Enfant, on m'a dit que le traîneau du Père Noël était tiré par sept de ces charmants animaux, mais je pensais qu'il s'agissait des sept femmes du roi de Norvège, Sigurd Illigson...

Durant mon adolescence, mon père m'enseigna tout ce qu'il fallait savoir sur leur élevage, sur l'utilisation des différentes parties de leur corps, que ce soit pour se vêtir ou pour fabriquer des hameçons à partir de leurs os...

Aujourd'hui, voilà plus de trente ans qu'à chaque hiver je dois monter un peu plus vers le Nord pour trouver le lichen dont ils se nourrissent, et tout le monde pense que je suis fou de continuer à vivre comme les pères de nos pères qui, depuis la nuit des temps, accomplissent les mêmes gestes que moi, au lieu d'être bien au chaud dans ces nouvelles constructions qui ne sont même plus en bois et de regarder cette boîte à images qu'ils appellent télévision et qui endort leur esprit, tout en buvant de l'alcool frelaté qui détruit leur santé et condamne leurs âmes à des tourments bien pires encore.

Ce n'est qu'en leur compagnie que je me sens heureux, et même ma femme et mes trois fils ne me donnent pas tant de joie...



Une vieille photo jaunie



Il va mourir dans quelques secondes.
Son cœur s'est arrêté de battre il y a plus de trois minutes ; ses pieds et ses mains sont déjà froids ; de la sueur perle sur son front...
Il voudrait crier la douleur qui déchire sa poitrine, mais aucun son ne sort de sa bouche devenue trop faible.

Son regard cherche désespérément quelque chose sur quoi fixer son attention, une bouée de secours...
Sur la table de nuit, un vieux portrait de famille. Il examine les visages un à un, et se souvient vaguement...
D'abord, il y a les vieux... Deux abrutis, je veux dire deux êtres qu'une vie d'esclave a abrutis... Et ils auraient voulu qu'il fasse pareil ! Il se demande s'il les a jamais aimés. La réponse négative qu'il n'a jamais osé affirmer ne lui apporte aucun réconfort...
Son regard glisse à présent sur les trombines de ses frères et sœurs qu'il n'a plus vus depuis près de trente ans... Sont-ils seulement encore vivants ?
Il a juste entendu dire qu'une de ses sœurs, il ne sait plus laquelle, avait été internée après avoir agressé le gouverneur de la province avec un manche de brosse et un seau d'eau bénite en hurlant qu'il était possédé par Anamalek, un vieux démon babylonien...
Puis il y a l'aîné, l'homme de la famille, celui qui a fait l'armée, car, quoi qu'on en dise, c'est bien à l'armée que l'on devient un homme, ce qui ne veut pas dire qu'il suffise de porter un uniforme pour en être un.
Quelques enfants sont là, eux aussi...
Il n'est pas certain d'y voir son fils, il n'est même plus certain d'en avoir eu un...

Mais lui, où est-il ? Il ne se reconnaît pas, dans aucune des ombres qu'il entraperçoit. Est-ce vraiment sa famille ? Non, ce ne peut être qu'une vieille carte postale trouvée sur une brocante...
Cette chambre et ce lit ne sont sans doute même pas les siens...

Sa vision se trouble, ses yeux se ferment ; les visages, sur la photo, semblent lui sourire...




LA HAINE


[Tempête, éclairs, vent]
LE DÉMON

Ne sous-estimez pas la puissance de la haine qui m'habite !
Elle vous détruira, tous autant que vous êtes...

L'ANGE

Certes, elle est capable de nous détruire tous ; mais, crois-moi, elle te consumera bien avant que d'avoir pu nous atteindre !

LE DÉMON, sortant griffes et crocs

Grrrrr...

L'ANGE, sortant son épée en riant

Bouh !

LE DÉMON

Pitié, pitié, je vous en prie !
L'ANGE

Non, il est trop tard pour toi...

LE DÉMON

Je brûle, je brûle... Aaah, je tombe...
Sauvez-moi, Dieu du Ciel !


[Une éclaircie perce les ténèbres, une main de feu s'empare du démon et le dépose, inanimé, à la surface de la Terre]

L'ANGE

Mais enfin, Seigneur, je ne vous comprends pas...
Nous étions sur le point de remporter la dernière bataille d'une lutte qui a commencé à l'aube des temps, et...

DIEU

Je t'interromps tout de suite, Ange...
Ne sous-estime pas la puissance de l'amour qui m'habite !



Sans tabou ni cliché



SIGMUND

Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux femmes.

CARL GUSTAV

Pourquoi donc, Maître ? Qu'y a-t-il de si compliqué avec elles ?

SIGMUND

Ô, pauvre jeune insouciant ! Si tu savais... Il n'y a jamais vraiment moyen de savoir ce qu'elles veulent exactement. Quand elles veulent se faire attraper dans les buissons touffus du fond d'un quelconque jardin, elles disent qu'elles ne le veulent pas... Et celles qui disent haut et fort qu'elles n'aiment que ça se révèlent être de prudes saintes nitouches défendant farouchement leur honneur.
CARL GUSTAV

Pensez-vous donc que les hommes soient si différents concernant ces choses ?

SIGMUND
 
Tu as raison sans doute quelque part, fils... Mais, bon... Regarde par exemple la petite Salomé, qui papillonne d'un homme à l'autre comme une hystérique en pensant que le fait de ne pas avoir couché avec ce vieux fou de Nietzsche ait eu une influence bénéfique sur ses productions... L'autre jour encore elle est venue nous rendre visite, soi-disant pour prendre le thé avec ma fille, mais au bout d'un quart d'heure, la voilà qui entre dans mon bureau et s'assied devant moi alors que j'étudiais un cas très intéressant, un drôle de bonhomme avec de drôles de rêves, des histoires de loups... Enfin passons... Comme je te le disais, la voilà qui entre, s'assied, me regarde dans le blanc des yeux, puis baisse la tête en rougissant comme une collégienne, et reste plantée là sans rien dire toute une heure durant. Ensuite, elle se lève, me salue poliment, et s'en retourne je ne sais où... Il paraîtrait que cette attitude ait séduit un petit poète dont on m'a rapporté le nom, que j'ai aussitôt oublié, puisque, de toute façon, les poètes ne font que passer comme ils passent d'un mot à l'autre sans trop savoir ni comment ni pourquoi... Ils formeront un couple épatant, n'est-il pas ?
CARL GUSTAV

Sans nul doute, Maître. Mais vous-même n'avez-vous jamais pensé...

SIGMUND

Oh, bien sûr que j'y ai pensé... De toute manière, à quoi d'autre pensons-nous, nous autres hommes, à chaque fois que nous croisons la route d'une personne du beau sexe, mmh ? C'est la vie qui veut ça, non ?

CARL GUSTAV

C'est vrai, Maître. Mais à ce propos, avez-vous des nouvelles de votre charmante cousine ?

SIGMUND

Ma cousine ? Ah, oui... Oui, oui, bien sûr... Elle est en Italie, je pense, avec son imbécile de mari qui...

CARL GUSTAV [en aparté]

Décidément, je ne comprendrai jamais rien à ce Sigmund...




LE MIROIR (Don't give hate a chance...)



Je me souviens d'un soir, un soir particulier, le soir de ma mort...

Avec mes frères, nous étions partis, comme tous les samedis, chasser le nègre et incendier quelque infâme bouge où ils avaient l'habitude de se réunir...

La lune était pleine et blanche, comme les costumes que nous portions et les chevaux que nous montions.

Près d'un étang, ma monture se cabra... Ma tête percuta un rocher...

Je perdis connaissance, et me réveillai dans une mansarde pouilleuse et couverte de fientes de pigeons... Je me relevai, tentant de reprendre mes esprits et d'analyser la situation. Je me retournai et me trouvai face à face avec un noir ; instinctivement, je le saisis à la gorge... Ma main traversa le miroir qui se tenait devant moi ; mon rire et ma surprise ne furent pas longs. Un miroir... Serait-il possible que ... ? Je regardai mes mains, mes jambes et mes bras : pas de doute, ils étaient aussi noirs que la nuit sombre et froide qui m'entourait...
Machinalement, j'ouvris la porte, dévalai l'escalier, totalement hébété...
Dans la rue, un groupe d'une quinzaine de négrillons fuyait devant deux cavaliers blancs de la tête aux pieds... Je ne voulais pas fuir : j'étais certain qu'ils allaient me reconnaître...
- Joe, Harry ! Mes frères...

Ma tête fut tranchée sur le coup par une des lames effilées qu'ils tenaient à bout de bras...

Oui, c'est bien ainsi, je pense, que je suis mort...


- Tu as entendu cette histoire, Harry ?
- Quelle histoire donc, Joe ?
- Il paraît qu'ils ont réussi à en dresser...
- En dresser ? Comment ça donc ?
- Paraît qu'ils ont réussi à leur apprendre à écrire (presque sans fautes même), à compter... Y'en aurait même qui composeraient de la poésie, d'autres qui entreraient à l'Université...
- Oh, tu sais, comme le dit Père : "Un singe reste un singe, même si c'est un singe savant !"
- Tu as raison. Le combat continue, il ne fait même que commencer...
- Yeah ! Tiens, c'est étrange...
- Quoi donc ?
- J'ai l'impression, tout à coup, qu'il me manque quelque chose... Ou quelqu'un...
- Maintenant que tu le dis, moi aussi. Depuis l'autre nuit... Mais quoi donc ?



Une histoire singulière...



Il m'est arrivé une histoire bien singulière il y a quelques années...

Après une mauvaise chute sur un terrain de sport, je me suis brisé la deuxième phalange de l'annulaire de la main gauche.

Je me suis donc d'abord rendu chez mon médecin traitant, qui m'a envoyé à l'hôpital pour y faire quelques radios... Une fois celles-ci opérées, il apparut que cette fracture était une fracture très complexe, et on m'a conseillé de consulter un spécialiste au sein de ce même hôpital... Après les deux mois d'attente réglementaires avant le précieux rendez-vous, j'ai rencontré le plus éminent orthopédiste de l'hôpital, qui a trouvé le cas très très intéressant, et m'a envoyé chez un de ses confrères encore plus éminent, le plus éminent de la ville ! Qui, à son tour, m'a envoyé chez un confrère encore bien plus éminent, qui, paraît-il, avait été trapéziste volant avant de se tourner vers la chirurgie de la main, ce qui a bien fait rire son assistant, je n'ai pas bien compris pourquoi d'ailleurs, même les médecins ont le droit d'aimer le cirque, non ?
Bref, vous m'avez compris, de fil en aiguille, je me suis retrouvé dans le (luxueux) cabinet privé d'un médecin californien qui avait consacré sa vie, comme on me l'avait dit, à l'étude de la deuxième phalange de l'annulaire de la main, et du traitement du type de fracture que je présentais...
- Les personnes que vous avez vues avant moi sont des incompétents, et vous ont fait perdre votre temps et votre argent, m'a-t-il dit après avoir vaguement jeté un coup d'œil à mon pauvre doigt meurtri.
- Oui, ça, je l'avais bien compris... Mais pourriez-vous faire quelque chose pour ce doigt que je ne peux plus plier depuis près de trois ans ? Vous pensez qu'il faudra l'amputer comme le supposait le plus grand spécialiste arménien du métacarpe caucasien du sud-est de l'Argentine, c'est ça, et vous n'osez pas me le dire, hein, avouez !!!
- Je ne sais pas, mon pauvre ami, mais de mon côté, je ne peux rien faire pour vous...
- Que voulez-vous dire ?
- Qu'il faut vraiment être incompétent pour vous envoyer chez moi, alors que tout le monde sait que je suis le plus grand spécialiste vivant de la deuxième phalange de l'annulaire de... la main droite !
- Oh, effectivement ! Mais en tant que plus grand spécialiste bazar machin chose de la main droite, vous devez bien connaître celui de la main gauche...
- Ah, ah, ah... Vous semblez ne pas avoir bien compris le fonctionnement de la médecine moderne ! Non, je ne le connais pas. Vous savez, nous avons très peu de contacts avec les spécialistes de la deuxième phalange de l'annulaire de la main gauche, et ce depuis la seconde moitié du XXe siècle... Plus personne ne sait plus trop bien pourquoi, mais je soutiens que c'est la rencontre désastreuse lors du Congrès de Salamanque en 1967 qui a tout déclenché. Rendez-vous compte : les spécialistes de la deuxième phalange  de l'annulaire  de la main gauche avaient été placés dans la partie droite de l'hôtel, et bénéficiaient d'une salle de bain avec baignoire, tandis que les spécialistes de la deuxième phalange de l'annulaire de la main droite, dont je faisais partie, qui étaient placés dans la partie gauche de l'hôtel, ne bénéficiaient que d'une salle de bain avec douche. Après plus de deux cents quarante-trois heures de débats houleux, réparties sur deux mois et demi, nous ne sommes pas parvenus à un accord, et depuis ce jour, je n'ai plus adressé la parole, tout comme de nombreux confrères, à aucun spécialiste de la deuxième phalange de l'annulaire de la main gauche.
Mais si cela peux vous aider, je peux tout de même vous donner l'adresse de mon cousin de Paris...
- Ah, merveilleux ! Il est spécialiste dans quel domaine ?
- Les merguez marinées grillées sur feux de bois...
- Je ne comprends pas bien...
- Vous devriez absolument goûter cela, un bon verre de rosé à la main, lors d'une belle soirée d'été !  Mais il faut, pour que vous me compreniez mieux, savoir qu'un conflit, quelle tristesse, a scindé notre famille en deux clans farouchement opposés...
- Laissez-moi deviner : entre le clan de ceux qui prétendent qu'il faut laisser mariner les merguez une nuit et celui de ceux qui prétendent qu'il faut les laisser mariner un jour et demi ?
- Vous apprenez vite ! Vous auriez pu être médecin... Que faîtes-vous dans la vie, à propos ?
- Moi ? Euh, je suis plombier-zingueur...
- Heureux homme que vous êtes... Pour le moment, du moins. Car j'ai entendu dire que des tensions au sein de la profession s'étaient manifestées lors d'un Congrès à Copenhague, et que les zingueurs menaçaient de faire sécession pour des motifs que...

C'est à ce moment que je me suis levé discrètement, et me suis éclipsé du bureau de notre homme, en refermant avec le plus de délicatesse possible la porte. Je ne sais pas s'il a même remarqué mon départ... Heureusement que le sourire entendu de sa secrétaire m'ait changé les idées...
Et pour mon doigt, me demanderez-vous ? Je suis tout simplement retourné chez mon médecin traitant, pour une otite, cette fois, quelques jours après mon retour... Il a regardé mon doigt en remplissant l'ordonnance d'antibiotiques qu'il me prescrivait. Toujours pas réglé, me demanda-t-il ? Vous auriez du revenir me voir plus tôt... Enfin, bon, dit-il en soupirant... Il saisit mon doigt, le manipule quelques secondes, on entend un petit craquement, me fait un petit pansement, et me dit : "Voilà, dans trois semaine il sera comme neuf !"



Confessions d'un tueur en série



Depuis l'âge de trois ans, c'est plus fort que moi, il faut qu'à chaque pleine lune je boive le sang d'une jeune vierge...

Une denrée de plus en plus rare, croyez-moi, ce qui fait que je dois parfois me contenter de ce que je  trouve !

Comme je n'ai jamais été très fort en math, je vous laisse le plaisir de calculer le nombre de mes victimes... Et puis, vous savez bien que, quand on aime, on ne compte pas. Avant de passer professionnel, comme je le suis maintenant, j'ai commencé à tuer pour le plaisir, en véritable amateur, et je n'aurais jamais pensé que ma passion eût pu devenir mon métier... Évidemment, ce statut de professionnel m'impose une certaine hygiène de vie : par exemple, pas question de passer une soirée de pleine lune avec des amis... Ma femme me reproche d'ailleurs souvent de ne penser qu'au boulot... Vous pensez bien qu'il demande beaucoup de préparation. La plupart des gens que je croise s'imaginent que je ne bosse qu'un jour ou deux par mois, mais ils ne se rendent pas compte de la somme de travail à domicile que cela représente... 

Il faut d'abord sélectionner une proie, voir si nos agendas correspondent, trouver une plage horaire, souvent la nuit...
Une fois ceci fait, il faut faire preuve d'une grande imagination pour trouver une technique d'abattage originale, pour que la victime ait pleinement le sentiment de faire partie de l'œuvre. Ah, si vous voyiez l'étincelle qui  pétille au fond de leurs yeux quand ils comprennent que c'est le grand moment, le moment d'entrer dans la grande histoire de l'humanité ! Il y en a qui sont si humbles qu'ils me supplient de les épargner. Je trouve toujours le moyen de leur rendre confiance, en leur disant que si je les ai choisis, c'est que Dieu lui-même les a choisis. Et il faut voir leur mine réjouie lorsque je leur tranche la gorge...

C'est donc ainsi que j'ai compris bien avant les autres que la mort n'existe pas, car je peux vous assurer, pour vous réconforter, qu'une fois ma petite besogne accomplie, je les vois tous repartir comme si de rien n'était, sans jamais savoir qu'ils ne sont plus vivants...



Le Messie


Un jour, un homme s'éleva d'entre les hommes.

Tous les regards se portèrent vers la lueur d'espoir qu'il représentait.
Tous voulurent connaître son histoire.
De là-haut, il leur délégua des messagers invisibles, que certains appelèrent anges.
Malheureusement, de par leur invisibilité, personne ne voulut écouter leur voix.

De là-haut, l'homme pleurait et se tourmentait de ne pouvoir aider les hommes du royaume d'en bas.

Puis un jour, la lueur se fit en son esprit et l'apaisa.
Pour sauver les hommes, il devait se sacrifier, retourner en bas et leur montrer la voie du salut.
Il revint et mourut,
ressuscita et retourna vers le ciel.

Encore aujourd'hui, la légende se perpétue...



Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

  

Il faisait nuit... Pierre découvrait pour la première fois les rues de son quartier quand celui-ci était plongé dans l'obscurité.

Il avait peur... Son père était encore rentré saoul du bistrot d'en bas. Ce soir, Pierre avait réussi à fermer la porte de sa chambre de l'intérieur. Quand il faisait ça, il savait que les coups seraient destinés à sa mère. Il n'en pouvait plus depuis si longtemps !
À chaque fois, elle lui promettait qu'ils partiraient le lendemain, quand il serait encore endormi. Est-ce par manque de courage ou par amour qu'elle acceptait de subir cela plusieurs fois par mois ? Un peu des deux, sans doute...
Il s'était enfui par la fenêtre, mais où aller ? Son cœur battait à se rompre... Il ne connaissait personne. Pour apaiser son cœur, il s'était mis à courir, et il courut, courut... Et plus il courait, plus les rues se faisaient vides, plus les maisons se faisaient rares...
Combien de temps cela dura-t-il ? Une heure, une nuit, toute une vie, quelle importance ?

Quand son corps fut vidé de toutes ses forces, il s'effondra au pied d'un grand chêne et s'endormit...
Il se réveilla au lever du soleil, marcha un peu, et poussa la grille d'un jardin où quelques pommes l'attendaient... Un vieillard en fureur sortit de nulle part armé d'un mousqueton en hurlant : "Mort aux Allemand ! Mort aux enfants des Allemands qui viennent voler mes pommes depuis quarante ans !"
Pierre se mit à rire, et reprit son chemin le cœur léger...

Il se décida à rentrer chez lui, ayant tout oublié... Au pied de leur immeuble, tous les habitants du quartier étaient assemblés...
- Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?
- C'est la dame du cinquième, mon petit ! Elle a poignardé son mari durant la nuit, lui répondit Mme Henrotay sans le reconnaître.
Il eut à peine le temps de croiser le regard de sa mère, menottée et entourée de quatre gendarmes, tout juste avant de se remettre à courir...



Le grand Wu

  

Je me promenais seul dans la forêt.
Les oiseaux chantaient, le soleil brillait...
Bref, c'était une belle journée estivale, une des premières de l'année.
Je ne m'en aperçus pas tout de suite, mais petit à petit un silence de plomb s'était fait tout autour de moi.
Ce fut le craquement d'une brindille derrière moi qui me fit prendre conscience du danger...
On m'en avait tant parlé depuis ma plus tendre enfance, mais je n'y avais jamais vraiment cru, je pensais que ce n'était qu'une invention des vieillards du village pour faire passer le temps, lorsque celui-ci s'attarde un peu trop au coin de l'âtre de nos chaumières...
Heureusement, je pus prendre la fuite en courant droit devant moi, sans me retourner : c'est d'ailleurs la seule chose à faire si on veut lui survivre !
Oui, mes enfants, c'est ainsi que j'ai survécu au grand Wu...




Marcel


Ce dimanche, Marcel, l'homme le plus riche du village, a organisé un banquet. Tout le monde était invité...
Il y avait des poules faisanes, des cochons rôtis, des pâtés en croûte,... Pour boire, du champagne de 10 ans d'âge, des vins rouges de Bourgogne, et des blancs alsaciens. Pour le dessert, une énorme pièce montée nappée de chocolat noir, et du melon... Bref, un vrai festin ! Et on a dansé jusqu'à trois heures du matin !

- Cré vin dju, Jacquot ! Quelle fête...
- Tu l'as dit, Hector... Ma que pourquoi qu'il a fait tout ça ?
- M'enfin Jacquot, c'était pour célébrationner ses 25 ans de chômage, voyons...
- Cré vin dju ! 25 ans ! Pas étonnant qu'il soit devenu riche comme le facteur Crésus...




Le rapport Charlemagne



Nous, Gilbert Delcopette de la Salle d'attente, sous-sergent-chef de la brigade des services secrets pas si secrets que ça, puisque bon, tout le monde au village sait ce que je fais, et que, quand j'ai bu, j'aime bien me vanter d'être membre des services secrets pas si secrets que ça, vous adressons ce rapport, notre Seigneurie, sur un dénommé Charles Magne, âgé à notre connaissance de seize ans, fils des infortunés Pépin et Bertrade Magne.

Ce jeune homme, en effet, présente de graves troubles du comportement depuis de nombreuses années, ce qui en soi n'est pas bien original, à la différence que ceux-ci semblent contagieux, ce qui fait de ce jeune homme un agitateur politique potentiel à surveiller.

Voici les faits : depuis l'âge de six ans, le susnommé Magne, Charles de son prénom, préfère, à la différence des enfants normaux, s'asseoir sur une petite chaise de bois, avec une petite table devant lui, et tracer d'étranges signes, accompagnés ponctuellement de petits dessins, sur une tablette noire, au lieu de courir dans les champs pour jouer avec les cochons ou se rouler dans la boue avec ses petits camarades de jeu.

Depuis quatre ans, Charles, qui avait donc douze ans, a réussi à entraîner de nombreux enfants plus jeunes que lui dans son délire, à la grande consternation de leurs parents. Depuis trois mois, il a même apporté d'on ne sait où une tablette noire de plus grande taille, qu'il appelle, et je le cite, "grand tableau noir", sur laquelle il écrit des signes étranges eux aussi, vous l'aurez compris, notre Seigneurie, que les autres bambins semblent prendre un malin plaisir à recopier frénétiquement sur leur plaquette personnelle.

Pire, ces pratiques ont l'air de se répandre comme une traînée de poudre, puisque différents foyers de cette infection ont été recensés jusque sur les hauteurs de La Préalle et Cheratte, qui se trouvent tout de même à près de cinq kilomètres de notre bon bourg de Herstal, soit à mi-chemin entre celui-ci et le bout du monde connu, là où règnent en maître les démons qui gardent les clefs de l'Enfer, et qui nous transformeraient en statue de sel si nous ne portions sur notre front la croix, symbole de notre Seigneurie, tracée à la chaux vive.

Il est plus que probable que le jeune Charles soit possédé par ces mêmes diables, qui, nous le savons depuis longtemps aux services secrets pas si secrets que ça grâce à nos agents qui, au péril de leur vie, sont parvenus à s'infiltrer parmi eux, préparent une vaste offensive contre notre monde. Le jeune Charles, sous leur influence, leur ouvre sans nul doute la voie en endoctrinant notre belle jeunesse...

Nous vous préconisons donc, notre Seigneurie, de soumettre Magne à la question et à le mettre sur le bûcher. S'il survit, c'est qu'il est coupable, et nous le condamnerons à une lourde peine de travail forcé qui remettra son esprit sur le droit chemin. S'il ne survit pas, il sera déclaré innocent, et nous le dédommagerons avec générosité, comme à l'accoutumée...

Ceci clôt donc le rapport que nous vous adressons, notre Seigneurie.

Bien à vous,
Gilbert Delcopette de la Salle d'attente





L'idéation en tant qu'ultime manifestation de la vie ?



Quoi de plus insaisissable qu'une idée, que le cheminement de celle-ci en un esprit ?

Un homme, une nation peuvent facilement être neutralisés par des entités qui lui sont hostiles...
Mais une idée, qui peut la saisir, qui peut la cerner ?
Hommes et nations ne sont pas éternels, tandis qu'une idée, une pensée, aussi insignifiante soit-elle en apparence, pourra poursuivre sa route, traversant les siècles, interprétée dans un sens aujourd'hui et ici, puis dans son contraire le lendemain à l'autre bout du monde, par des hommes ou des nations tout aussi semblables.

Mais quelle est l'origine de l'idée ? Comment l'arrêter, la contrer, si une entité physique déterminée ou quelconque ne peut lui être associée ? L'idée, la pensée en elle-même, constitue-t-elle une menace ? Et pour qui, ou quoi ?

Est-ce l'homme, la nation, ou les interactions de l'un par rapport à l'autre qui déterminent son apparition dans l'inconscient collectif d'un peuple ?
Est-ce ce même inconscient collectif qui s'exprime par son incarnation en l'esprit d'un individu, ou par la voix désincarnée d'une nation ?

L'idée est-elle à l'origine de la vie, ou la vie à l'origine de l'idée ? Sont-elles liées l'une à l'autre, sont-elles simplement des accidents ? Ou des essais de puissances qui nous dépassent ?




Le vaccin


 
Un jour, un jeune homme plein d'enthousiasme, dont j'ai oublié le nom, vint me trouver...

Au comble de l'exaltation, il me dit : "Maître, j'ai enfin trouvé, oui, j'ai enfin trouvé la solution, le vaccin contre la connerie humaine, ce que nous cherchons depuis si longtemps !"

Il m'exposa son idée, et, plein de ce même enthousiasme, qui allait s'avérer contagieux, nous décidâmes de la communiquer au monde.
Elle était si simple que nous nous demandâmes, à l'Assemblée Générale des Nations Unies, comment nous n'y avions pas pensé plus tôt...

Elle comportait deux phases...
Première phase : Déclencher un conflit nucléaire généralisé
Seconde phase : Terminer le travail à la machette ou à la guillotine
... et elle fut approuvée à l'unanimité générale, sous les applaudissements et les hourras de nombreux représentants de nombreux pays, qui ne s'imaginaient sans doute pas faire partie du lot...

Et oui, mon fils, c'est ainsi, et à ce prix seulement, que tu peux aujourd'hui vivre en paix...




Longtemps, je me suis couché tard


 
La journée débutait pour moi tous les jours vers onze heures.
C'est à cette heure-là qu'en général j'ouvrais les yeux, mais parfois bien plus tard...
Je ne sortais de mon lit que vers treize heures, et prenais mon petit-déjeuner une demi-heure plus tard.
Après cela, je me reposais un peu, en attendant le repas de midi, enfin je veux dire le repas de seize heures...
Après une bonne sieste, je ne devais me relever que vers dix-neuf heures pour prendre un bon bain, mais pas trop longtemps, pour ne pas manquer le souper de vingt-trois heures.
La journée pouvait enfin vraiment commencer, et j'étais heureux de pouvoir me coucher vers minuit pour goûter à un repos bien mérité...




L'inconnu de la bibliothèque

 

L'inconnu écrivait. Il était arrivé dès l'ouverture des portes. Personne ne savait qui il était, ni ce qu'il était venu faire dans notre salle de lecture. Il avait apporté un cahier de notes vierge et sa main courait frénétiquement sur le papier depuis près de deux heures.
Il avait attiré l'attention de Françoise et Jacqueline, nos deux stagiaires.
- Il est mignon, non ?
- Je trouve qu'il est trop bien habillé pour être honnête...
Je me souviens que c'est moi qui avais enregistré son inscription : Abel Cahain, rue du Paradis, 7... Encore un original, m'étais-je dit ! Ce qui me surprit plus, c'est qu'il me tendit un billet de deux cents euros pour régler la cotisation annuelle (nos excentriques habituels étant généralement sans le sous).
Je pris ma pause, juste le temps d'avaler un croissant et un café, et quand je revins à mon poste, l'inconnu avait disparu. Personne n'avait pourtant remarqué son départ, chose rare car toute entrée ou sortie est méticuleusement encodée dans notre ordinateur.
À l'endroit même où il était assis, un livre relié de cuir reposait. En lettres d'or, un titre, sans mention de nom d'auteur : "L'Apparition des Anges".
Ce livre, entièrement manuscrit, qui se trouve encore aujourd'hui dans nos collections, n'a jamais été emprunté et aucun d'entre nous n'a osé, ne fut-ce qu'une fois, l'ouvrir...




Soirée à Ostrava

 

La nuit tombait. J'avais passé l'après-midi dans les bois d'Ostrava, et le froid engourdissait mes doigts.
J'étais heureux d'arriver enfin à la gare, où je pourrais me réchauffer quelque peu. Pas de chance, le dernier train pour Prague était parti un quart d'heure plus tôt. Allais-je devoir passer la nuit dans ce sinistre endroit ? (J'avais laissé ma carte de crédit à l'hôtel, et j'avais à peine de quoi m'offrir un café...)
Après réflexion, je me résolus à tenter ma chance le pouce levé. J'étais loin d'être un expert dans ce domaine, et, lorsque les dix premiers véhicules me passèrent sous le nez sans même ralentir, je me demandai si ma technique était au point. Heureusement, le onzième fut le bon.
- Alors, collègue, le monde est petit, pas vrai ?
C'était John, un touriste américain, qui occupait une chambre voisine de la mienne, et qui jouait du saxophone entre deux et quatre heures toutes les nuits. Même avec des bouchons de cire dans les oreilles, impossible de dormir...
- Je viens d'assister à un concert dans une boîte de jazz. Ah, Astranova est une ville charmante.
- Ostrava, répliquai-je.
- Ah, oui, Osterbrava... Je ne l'oublierai plus. Vous semblez épuisé, mon cher ami. Dormez-vous bien ?
Je faillis me mordre la langue, mais je ne me sentais pas de taille à affronter cet homme, et parvins à détourner la conversation sur l'industrie de la région.
Une fois rentrés à l'hôtel, nous nous séparâmes amicalement. Je regagnai ma chambre, allai me coucher sans même me brosser les dents, et plongeai en un sommeil profond. Jusqu'à deux heures du matin...



Une vendetta



Ce texte est une "suite" à la nouvelle du même titre de Guy de Maupassant, publiée dans le recueil "Contes du Jour et de la Nuit".

Résumé : Une vieille dame corse décide, pour venger la mort de son fils, de dresser son chien à tuer son meurtrier… La nouvelle se termine par la mort de celui-ci.


Le lendemain, lorsqu'elle s'éveilla au point du jour, Sémillante avait disparu. Comme pour son fils, la vieille ne pleura point. Elle scruta cependant l'horizon du fond de son jardin trois jours durant, puis ne pensa plus à l'animal.
Huit mois plus tard, elle croisa le facteur, qui ne passait à cette époque qu'une fois par quinzaine, en revenant du puits.
- Vous avez entendu, madame Saverini, la bête a encore frappé samedi dernier. Trois fois, près d'Alghero...
- Non, je ne sais rien de ce dont tu me parles...
- C'est vrai que vous ne lisez pas le journal. Tenez, vous pouvez le garder...
Il lui tendit un des derniers exemplaires de "L'Écho du Maquis", le seul quotidien officiel de l'île.
Une fois rentrée chez elle, elle chaussa ses vieilles bésicles qu'elle conservait précautionneusement dans sa boîte à couture. Elle réussit avec difficulté à déchiffrer l'article qui l'intéressait (elle avait appris à lire, mais il y a si longtemps...) : depuis plus de six mois, un mystérieux animal, probablement un loup vu les différentes traces de morsures, terrorisait le nord de la Sardaigne. Trente-deux victimes recensées depuis un pauvre menuisier de Longosardo, soit plus d'une par semaine.
Le sang de la veuve ne fit qu'un tour. En moins d'un instant, les derniers mois de la vie de Sémillante défilèrent devant ses yeux. Elle devait s'être dissimulée la nuit de sa disparition dans la cale d'un petit chalutier, et ainsi gagner les côtes sardes. Tout le monde sait qu'un animal ayant goûté au sang humain ne sera jamais rassasié que dans la mort. Sémillante était devenue un monstre, et c'était elle, la vieille, qui l'avait créé.
Et c'est les yeux pour la première fois emplis de buée qu'elle implora les cieux en s'écriant :
- Ô vendetta, terrible vendetta, tu me rends aujourd'hui plus amère même que la perte de mon petit !





RÊVE d'ÉCLUSIER


 
Je ne la connaissais pas. Mon frère me dit seulement qu'elle était belle, grande et blonde : c'est ainsi que je la reconnus au premier coup d'œil, bien qu'il fît nuit.
Une péniche, en effet, remontait le fleuve, tous feux éteints, avec un bruit de soie froissée. Comme à son habitude, elle se tenait à la proue, les bras croisés. Elle, c'était la fille d'Oscar, le batelier... Je ne l'avais jamais vue, et je crus avoir face à moi un spectre sorti tout droit des royaumes célestes.
Je fus vite ramené à la réalité par la voix caverneuse d'Oscar : "Alors, gamin ! Cette écluse, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?"
C'est pour cette raison que je me surpris à guetter à chaque heure du jour et de la nuit un nouveau passage de cet onirique cortège.
Ma patience et ma ténacité furent récompensées quelques mois plus tard, par une froide soirée automnale.
Comme la première fois, elle se tenait à l'avant du chaland ; mais son regard de braise croisa le mien. Et, sans être vue du déjà vieux marinier, elle me lança un simple billet que je m'empressai de déplier.
Il était libellé comme suit : "Si tu désires garder un souvenir impérissable de moi, rendez-vous au numéro cinq de la rue du Canal, appartement 8, dans la soirée du neuf."
Le cœur empli d'excitation, je me rendis donc au jour fixé dans cette vieille masure de la rue du Canal avec l'espoir fou de l'y retrouver.
Mais, à peine entré dans le studio, je sus qu'elle ne viendrait pas : au pied d'un énorme crucifix reposait une modeste photo d'elle, accompagnée d'une rose blanche...



Visions nocturnes



Monsieur Blanc a encore fait appel à moi ce soir, et je jette un regard derrière moi, vers l'autre bout du couloir. J'ai laissé la lumière de la cuisine allumée. C'est une vieille maison vide depuis que la patronne est morte. Tout avait commencé il y a près de vingt ans, avec la fermeture de l'usine. La clouterie Blanc, créée par l'arrière-grand-père de Monsieur, avait acquis une réputation qui avait même franchi les frontières du pays; mais, du jour au lendemain, elle dut se séparer de ses trente travailleurs, dont je faisais partie. C'était la crise, les matières premières étaient trop chères, manque de rentabilité, etc. M. Blanc fit tout ce qu'il put pour que les ouvriers retrouvent un emploi, et il faut lui rendre hommage pour cela, car il aurait fort bien pu, comme tant d'autres, se débarrasser tout simplement de nous. C'est de cette manière qu'il me proposa le poste de concierge de cette grande maison...
C'est madame Blanc, née Renier, qui, la première, me fit part des troubles de Monsieur. Il lui arrivait, me dit-elle, de, deux à trois fois par mois, s'enfermer dans la salle de bains et de parler seul durant des heures. Il racontait que c'était le spectre de son père qui venait le visiter pour le punir d'avoir causé la perte de l'honneur familial. Heureusement, avec le temps, les crises s'apaisèrent jusqu'à disparaître complètement. Ce n'est que six mois après le décès de Madame qu'il m'appela en pleine nuit pour la première fois. Il était trempé de sueur, les yeux exorbités, tremblant de tout son long. "Elle est revenue, elle aussi !", hurlait-il en me montrant le mur immaculé de la chambre à coucher. "Elle tient un petit bébé dans les bras !" (Il faut dire que Monsieur et Madame n'étaient jamais parvenus à avoir d'enfants...)
C'est ainsi que je me retourne à nouveau vers ce couloir, qui me semble aujourd'hui être un passage entre morts et vivants dont je serais le nocher...





ANDROGYNE



[Part I]


Si j'étais un homme
Si j'étais une femme
Quelle importance
En somme ?

J'aimerais être les deux à la fois
Pour ne plus avoir
À courir comme un fou
De par le monde

Pour trouver
Cette moitié
Qui me rejettera au loin
Un jour ou l'autre

Comme Philémon et Baucis
Je voudrais être fondu en un seul corps
Pour trouver enfin
L'amour et la paix


[Part II]


Maintenant que je ne suis plus ni homme ni femme, que je suis enfin redevenu un, que j'ai atteint la perfection aux yeux de certains, le goût et la saveur de la peau de l'autre, je veux dire de celle ou celui, je ne sais plus, qui me semblait si différent(e) me manque...
Les rares instants de bonheur fulgurant après des siècles de souffrance relèguent le calme qui habite mon âme aux oubliettes. Cette paix n'est plus pour moi qu'une longue mélancolie.

On s'habitue à tout, cette sensation d'orgasme permanent s'atténue avec le temps, comme l'oreille oublie d'entendre le son de la voix du muezzin qui chante depuis 1 300 ans au sommet de ce minaret que plus personne ne voit.

Et oui, même le bonheur et la perfection nous lassent... Ainsi doit être le destin de l'Homme, de ne pouvoir jamais être heureux qu'une infime partie de sa vie, le reste étant partagé entre le calvaire, l'indifférence et la folie...


[Part III]


J'ai maintenant appris à changer d'apparence à volonté, en quelques mois au début, en quelques heures aujourd'hui ; en quelques secondes demain sans doute...
Je rentre dans un bar, je suis homme ; j'en sors femme avec trois mâles pendus à mon cou.
Je multiplie les partenaires, j'essaie tout ce qui est possible et imaginable en ce domaine... La lassitude, pourtant, est toujours là ! J'ai besoin d'amour, on ne m'en offre que l'illusion, ou un peu d'argent à l'occasion.

Je ne veux plus être un homme, je voudrais à présent être un ange !




Les esclaves modernes



 
"À la chaîne
On t'enchaîne
Ta vie et tes amours
N'ont aucun recours"

Les Bateliers de la Volga


Le plus grand génie de la civilisation occidentalo-capitaliste est sans nul doute celui d'avoir réussi à faire accroire à ses esclaves qu'ils sont libres ; libres de pensée, libres de mouvements, etc.
Nous sommes tous les esclaves d'un monde et d'une existence vide de sens.
Combien d'hommes arriveront à prendre pleine conscience de cette condition d'esclave, et parmi ceux-ci combien seront capables de lutter, de nager à contre-courant, ou de survivre tout simplement ? La machine savait le combat perdu d'avance, car que pourrait faire une voix perdue dans la multitude ? Continuer à crier serait ridicule pour un être assez subtil pour en arriver à cette conclusion (sauf peut-être par désespoir ou folie), prendre les armes contre un ennemi invisible encore plus...
L'homme s'est aliéné lui-même en acceptant de se réduire à un rouage condamné à n'exécuter qu'une seule tâche, répétitive, non-créative, et, pire, sans avoir aucune vision de l'utilité et de la finalité de celle-ci.





E = mc²

 


La pensée est la plus puissante des énergies que l'on puisse maîtriser, et non la matière comme l'on tend trop souvent à le croire, puisque la pensée est capable de moduler la matière.

Reste donc à nos amis théoriciens ambitieux à (re)formuler ce postulat on ne peut plus simpliste en une belle équation qui fera de l'un d'eux la figure intellectuelle de proue du XXIe siècle dans l'esprit (et les manuels scolaires) des générations appelées à nous succéder.

Ceci tout en ne leur rappelant évidemment pas qu'une belle équation ou un beau raisonnement sont les meilleurs moyens dont nous disposions pour prouver toute l'ignorance qui nous habite...




Le poète se nourrit de tout ce qui l'entoure, des mets les plus fins aux plus grossiers, des arbres en fleurs aux combats de sang, de son quotidien comme de ses rêves oubliés... Il sait apprécier les mots les plus simples tout comme les plus savants, sans préférer les uns aux autres. Tout est pour lui est inspiration, et rien ne peut venir troubler la quiétude de ses nuits d'amour ou de solitude...



Dieu avait tout un monde à bâtir, sa plus grosse commande depuis bien longtemps.
Il jeta le premier brouillon après avoir œuvré durant six longues journées en soupirant.
Les êtres qu'Il avait imaginé placer à sa surface en déduisirent qu'il était parfait et qu'Il s'était reposé lors de la septième, satisfait du devoir accompli...
Et c'est ce qu'ils écrivirent avec les quelques signes qu'ils trouvèrent épars  sur de vieilles tablettes de bois, d'argile et de métal, en pensant qu'il s'agissait de lois qu'il fallait respecter à la lettre...



Un jour, mon vieux maître prit la parole, et dit : "Voyez-vous, fils, ils disent tous que ce que j'écris, ils pourraient l'écrire aussi... Et bien qu'ils en fassent autant, leur réponds-je, ce qui semble les amuser moins...  Ils disent tous que ce que j'écris est vide de sens, et pourtant ils courent acheter mes livres dès leur sortie,  uniquement pour trouver quel passage est le plus vide de sens tout en guettant avidement la première faute d'orthographe ou de ponctuation, voire bien mieux encore, une quelconque faute de logique ou un passage un peu trop paradoxal au goût de leur intellect, évidemment... Ils disent que ce que j'écris ne les intéresse et ne les concerne pas, mais ne sont-ils pas tout heureux de replacer dans une de leurs conversations une de mes idées cuisinée à leur sauce et être fier de voir l'effet que celle-ci produit sur l'assemblée ? Bref, vous voyez, quoi qu'ils pensent  de ce que nous écrivons, ils finissent toujours par le lire, et, ce faisant, par renforcer notre position..."

Et toi, ami lecteur, qui a réussi d'une manière qui m'est totalement incompréhensible à parvenir jusques à ces lignes, es-tu conscient de tout ce que tu nous apportes ?



Ils t'apporteront tout ce dont un homme peut rêver, une riche maison, une belle situation, une femme douce et aimante, un travail épanouissant, le succès même peut-être si tel est ton désir, mon fils, de belles voitures, ou que sais-je d'autre encore...
Mais n'oublie jamais, fils, que pour tout ce qu'ils t'offriront tu leur seras redevable tout le reste de ta vie, et imagine quels seront ta détresse et ton désespoir quand ils viendront pour la première fois te demander de leur rendre de menus services que tu ne pourras leur refuser...



Mon Maître



 
Je me souviens du jour où j'ai rencontré mon Maître...

Nous étions mille deux cents dans un amphithéâtre pour l'écouter.

Il est arrivé complètement saoul sur la scène, avec plus d'une demi-heure de retard sur l'horaire annoncé, mon Maître... Les trois-quarts de l'assemblée s'en sont allés, profondément outrés...

Cinq minutes plus tard, il a parlé, mon Maître... Il a dit qu'il allait divorcer, mon Maître, pour aller vivre au sommet d'une montagne en compagnie de... son chauffeur ! Ils s'aimaient depuis si longtemps, a-t-il dit, mon Maître... L'assemblée s'est alors réduite une nouvelle fois de moitié...

Il a alors parlé de grands sages, mon Maître. Il a parlé du dalaï-lama qui préparait un attentat contre le Vatican depuis plus de trente ans, et de Gandhi, cet assassin, qui, par sa soi-disant non-violence, avait envoyé à la mort plus de trois cents mille pauvres petits Indiens innocents... Tous les avocats de la salle nous ont alors quitté d'un bloc, accompagnés qu'ils étaient de quelques bonzes au crâne rasé...

Il a continué, mon Maître, en disant que l'Allemagne avait gagné en 45, que les camps de concentration n'avaient pas existé, et qu'Hitler n'était pas mort, qu'il était sur l'Île avec Elvis et Bruce Lee... Il a dit aussi qu'il n'était pas Juif, Jésus, que c'était un véritable Aryen de pure souche... Les quelques bonnes sœurs et les derniers survivants de l'assemblée, dont la famille von Gutzmann au grand complet, installée en Argentine depuis près de 66 ans, s'en sont allés en criant au scandale, me laissant seul face au Maître...

Il m'a alors regardé dans le blanc des yeux, mon Maître, et m'a dit, en retrouvant toute sa sobriété et son normal parler : "Nous allons enfin pouvoir commencer à travailler sérieusement !"



Les derniers mots du Prophète


 

Ah, je les vois déjà, tous ces cinglés qui voudront suivre mes pas ou diffuser ma parole par-delà les mers et les monts, dans des pays dont je ne connais même pas le nom...

Non, mais, regardez-les donc par la fenêtre ; ils sont là, quelques centaines, quelques milliers peut-être, à s'être amassés en espérant un signe de ma part... Même pas moyen de crever en paix !

Certains voudront écrire ma vie, d'autres penseront que visiter tous les lieux que j'ai visités les rendront plus sages ou plus humains... Ils sont tellement fous qu'ils voudront sans doute bâtir des cités, des cathédrales  ou que sais-je d'autre non loin d'un quelconque arbre contre lequel j'aurais uriné il y a plus de vingt ans, en voyant cela comme un signe du ciel...

J'ai tout fait pour les chasser ; je leur ai crié les pires insanités, je leur ai craché à la figure, je les ai menacés avec une hache, je leur ai dit que s'ils continuaient ainsi, les foudres du ciel s'abattraient sur eux... Rien n'y fit, ils devinrent même de plus en plus nombreux à vouloir me pister comme un vulgaire gibier. J'ai alors fait semblant de ne plus ni les voir ni les entendre... Il fallait les voir se prosterner devant moi comme devant un fantôme, entrer en transe quand je leur adressais un simple sourire...

"Les chemins qui mènent à Dieu sont différents pour chacun d'entre nous...", voilà l'épitaphe que je voudrais voir  gravée dans le marbre, en priant pour qu'ils ne viennent pas fleurir ma tombe pendant quinze mille ans...

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